Le 2 juillet dernier, le Pdp de Néjib Chebbi avait eu le théâtre du Trianon pour son meeting parisien. Pour Afek Tounes, dimanche après-midi, c’était l’Institut du Monde Arabe, dans le 5e arrondissement de la capitale française. Par Ramsès Kefi, à Paris


 

Qu’importe finalement le chic et la symbolique des lieux. En France, les partis politiques tunisiens savent que leur mission est compliquée : séduire, en à peine quelques heures.

A Paris, Afek Tounes l’a jouée plutôt sobre. Discret même. Rien de tape-à-l’œil, tout juste cette poignée de jeunes militants, casquettes à l’effigie du parti de centre-droite vissées sur la tête, qui s’affairent à ne rien laisser au hasard. Un peu plus de 350 places, et, sur chacun des sièges, déposés méticuleusement, un carton résumant brièvement les grandes lignes du programme, accompagné du traditionnel bulletin d’adhésion.

Militants, semi-convaincus et curieux

Quand ils jouent à l’extérieur, les partis politiques tunisiens ont des ambitions modestes. Ils n’ont pas le choix. Alors, à défaut de booster la participation en leur faveur, ils tentent de faire pencher le vote des initiés indécis.

A Paris, sur les 200.000 électeurs potentiels (selon des estimations approximatives), un quart à peine se serait inscrit sur les listes. A l’échelle de la France, la donne serait sensiblement la même puisque l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie) évoque le chiffre de 70.000 à peine.

Yassine Brahim, Emna Menif, Najoua Bennaceur, Kamel Ketari... Pour beaucoup de Tunisiens de France, ces noms n’évoquent rien ou pas grand-chose. Comme Afek Tounes d’ailleurs, né en mars dernier, victime de sa nouveauté, et fatalement de la concurrence d’une centaine d’autres partis. Comment se démarquer des autres ? Comment convaincre ? Trouver les mots justes ! Vite ! Et Afek Tounes l’a bien compris.


Emna Menif, Kamel Ketari et Touafik Jelassi

Dans la salle presque remplie de l’Institut, des militants, des semi-convaincus mais aussi des curieux, venus pour en savoir un peu plus, ou le couteau entre les dents, prêts à dégainer au moindre dérapage. A Yassine Brahim, qui tacle avec tact le Congrès pour la république (Cpr) quand on l’interroge sur la parité trop peu respectée dans les têtes de liste de son parti («Le Cpr en a 0»), réponse du tac-au-tac dans l’auditoire : «Faux M. Brahim, ce n’est pas vrai !». Mea-culpa immédiat, c’est une opération séduction.

Premier constat : si Afek Tounes est un parti élitiste, son public parisien sort du même moule. Ingénieurs, financiers, universitaires : la plupart ne sont pas des novices. Plus largement, c’est cette élite d’expatriés qui, en France, suit de près l’embryonnaire scène politique tunisienne.

Second constat, là aussi, l’écrasante majorité des 250 personnes présentes ce dimanche est née en Tunisie. Quid des Franco-Tunisiens inscrits, mais nés en France, pour qui la Tunisie renvoie à des racines, plus qu’à une patrie, et que les partis, faute de temps et de moyens, se sont résignés (pour l’instant ?) à ignorer ?

Emna Menif et ses airs de Ségolène Royal


Les jeunes présents posent des questions

Sur la scène, Yassine Brahim et Emna Menif font office de démineurs. Plus que tout, ils tiennent à montrer qu’ils maîtrisent leur sujet. L’un, éphémère ministre des Transports, fait déjà office de vieux briscard, et l’autre, avec ses faux airs de Ségolène Royal, ne donne pas l’impression d’une femme qui se contenterait d’un simple rôle de porte-parole. Ils ont révisé leurs gammes, pour ne pas tomber dans le piège de l’exposé soporifique et de la récitation scolaire. Pas de monopole de la parole, et un style très décontracté. «Cols blancs» mais cools avant tout. C’est du speed-dating version politique.


Yacine Brahim

D’emblée, ils affirment leurs grands thèmes de campagne, autour de concepts-clés : Etat de droit, citoyenneté, responsabilisation, modernisation, audace économique ou encore refonte de l’enseignement supérieur. Emna Menif axe son propos sur l’importance de remettre la Constituante au centre d’un débat qui dériverait vers des problématiques d’identité nationale, Yassine Brahim sur un redécoupage économique équitable des régions, dans un Etat fort et transparent, imperméable à la corruption. Une seule devise : le pragmatisme.

Comme pour l’épineuse question du passé, et du Rcd, ex-organe du système déchu, devenu la calomnie à la mode pour torpiller un concurrent. «Jusqu’où ira-t-on ?», lance l’ancien ministre, refusant toute chasse aux sorcières inutile, et plaidant pour une «justice transitionnelle», censée apaiser, réconcilier et permettre à la Tunisie de rattraper le temps perdu.

Faire de «la France tunisienne» une région

Najoua Bennaceur et Kamel Ketari, têtes de liste en France, insistent quant à eux sur l’importance des Tunisiens de l’étranger. 1,1 million, peut-être plus, peut-être moins. Ils ont, tous les deux, vécu l’exil, et n’économisent aucune anecdote pour le rappeler au public. Sur le plan des mesures, repenser et réformer les administrations tunisiennes de l’étranger sclérosées, et faire de «la France tunisienne» une région, pour rapprocher les expatriés de la vie politique de leur pays d’origine. «Nous faisons tous partie d’une même patrie».

Au jeu des questions aux politiques, le public ne boude pas son plaisir. En un peu plus d’une heure d’exposé, impossible d’être exhaustif. Touafik Jelassi, figure de proue d’Afek Tounes France, répartit le temps de parole des intervenants. Au menu, l’économie tunisienne chancelante : le chômage, les perspectives, les réponses à la crise. Et bien-sûr, les sempiternelles questions de société : le droit des femmes, la place de la religion.

Yassine Brahim prend les choses en main. Et fait passer quelques messages clairs. La marge de manœuvre sera mince pour le gouvernement provisoire post-23 octobre, mais Afek Tounes, sur le moyen terme, saura dégoter de l’argent en misant sur l’ouverture et l’investissement pour régler notamment les problèmes de chômage endémiques. Pour le reste, il ne s’appesantira pas plus.

A la sortie, Zied, scrute le programme d’Afek Tounes. Lui est ingénieur, mais toujours indécis : «J’ai eu un bon feeling, mais je ne sais pas s’ils peuvent répondre à tous les défis». La méfiance après des décennies de dictature et le difficile exercice de la démocratie au milieu de 107 partis. Alors, il ne veut pas s’encarter, comme si chez lui, cela avait une connotation péjorative. Il veut rester libre.

Comme Ahmed, qui ne votera pas, même si Yassine Brahim lui a fait forte impression : «On n’a besoin d’élites, mais je ne sais pas si ces brillantes  personnes peuvent comprendre les aspirations du petit peuple. La politique, ce n’est pas toujours aussi facile qu’une entreprise».