Heger Arfaoui et Heger Ben Djemaa sont franco-tunisiennes, et candidates du Pdp pour les dix sièges réservés aux Tunisiens de France dans la Constituante. Elles y croient dur comme fer…
Par Ramses Kefi, correspondant à Paris
La révolution a pris tout le monde de court. Comme si on ne l’attendait plus. En décembre 2010, tandis que la contestation commençait à peine en Tunisie, Heger Arfaoui pensait que «les événements» ne viendraient jamais à bout de Ben Ali. Ni même qu’à peine quelques mois plus tard, elle serait en deuxième position sur la liste du Parti démocratique progressiste (Pdp) pour l’élection de l’Assemblée constituante le 23 octobre prochain.
Née à Tunis, en France depuis 7 ans, rien ne prédestinait cette jeune femme de 25 ans, centralienne et doctorante à l’Université de Paris 7, à la politique. Quand elle en parle, elle-même ne semble pas y croire : «Vu d’ici, s’engager, ça n’a l’air de rien, mais pour les Tunisiens, c’est quelque chose d’extraordinaire, et surtout de nouveau», explique-t-elle.
L’élection suscite peu d’engouement en France
Le 2 juillet dernier, elle a ouvert, dans le très chic théâtre du Trianon de Paris, le meeting du Pdp, formation de centre-gauche, qui arrive deuxième dans les sondages, du reste très contestables, derrière les islamistes d’Ennahdha. «La révolution a ravivé l’amour pour mon pays que Ben Ali nous avait à tous confisqué. La démocratie doit être le combat de chaque Tunisien. Où qu’il soit. Même à l’étranger», renchérit-elle, entre deux coups d’œil à son téléphone portable.
Heger se souvient du moment où elle monta sur l’estrade. De celui aussi où elle rencontra son homonyme et nouvelle complice, Heger Ben Djemaa, 37 ans, qui lui emboîta le pas lors du meeting.
L’aînée des Heger a quelques minutes de retard. Elle s’excuse, la mine fatiguée. Elle a passé la nuit auprès des «harragas» tunisiens dans le 19e arrondissement de Paris, qui découvrent la triste réalité du rêve européen.
Avant de nous rejoindre, dans un petit café place de la Bastille, elle a fait un détour, pour se ravitailler en tracts. Des milliers, qu’elle a entreposés dans le coffre de sa voiture, et qu’elle ira distribuer dès le lendemain avec le noyau dur de la cellule parisienne du Pdp.
Une vingtaine de personnes, parfois trente, qui arpentent les rues de la capitale française fréquentées par «la communauté», drapeaux tunisiens et t-shirts à l’effigie du parti sur le dos, à la recherche de voix, et de nouveaux militants.
Pas si simple : à Paris, le Pdp, comme ses 106 concurrents, joue à l’extérieur. Première mission : repérer les Tunisiens, au milieu des «tous les autres». Puis, capter leur attention pour une élection qui ne suscite pas d’engouement extraordinaire. A peine 50.000 inscrits dans la capitale, 70.000 sur l’ensemble du territoire français sur 500.000 électeurs potentiels, selon des chiffres approximatifs.
Heger Ben Djemaa et la double culture
Née à Paris, militante socialiste et binationale, Heger Ben Djemaa a aussi suivi de loin la révolution «là-bas». De Chelles, en Seine et Marne, où elle exerce son métier d’assistante maternelle. «J’étais collée à mon écran, et je voyais ce combat pour toutes ces choses comme la liberté qui nous paraissent acquises ici. J’ai alors su que je devais m’engager», confie-t-elle, souriante.
Elle anticipe dans la foulée la question de sa double culture, qui donne à son engagement une dimension particulière, que certains ne manquent pas de lui rappeler. Elle, «la Française», 4e sur la liste du Pdp France, qui s’immisce dans les problématiques d’un pays qu’elle ne voit qu’une fois par an pour les vacances. Sur le ton de l’étonnement, parfois de la raillerie.
Pour elle, un argument sans fondement : «Je suis née en France, je suis Française, mais ça ne m’empêche pas d’être Tunisienne aussi. Je suis lasse que, là-bas, ils croient que nous ne pouvons pas penser à l’avenir de la Tunisie. La révolution doit pouvoir faire changer les mentalités». Sans complexe, comme lorsqu’au Trianon, devant ses parents et un peu plus de 300 personnes, elle déclara «être fière de se battre pour sa Tunisie».
Choisir au milieu de 107 partis
Petit silence. Je leur demande pourquoi le Pdp, et pas un autre parti. Modernisme, progressisme, démocratie, liberté. Plus d’une centaine de factions, qui, sauf les plus conservateurs, utilisent le même champ lexical, et proposent à peu de choses près les mêmes solutions : aider les régions déshéritées, séparer les pouvoirs et combattre le chômage, grâce aux investissements et au rééquilibrage d’un système universitaire inadapté.
Heger Arfaoui me coupe : « Le Pdp a une histoire, un combat qui le rend légitime. M. Chebbi a toujours gardé la même ligne de conduite». Créé par l’avocat Ahmed Nejib Chebbi en 1983 sous le nom de Rassemblement social progressiste (Rsp), il devient le Parti démocratique progressiste (Pdp) en 2001. Sous Ben Ali, le parti était autorisé. Une opposition légale, juste pour la forme.
Un gage d’authenticité pour «les Heger», la preuve d’une compromission avec l’ancien régime pour d’autres. La calomnie suprême. Car la campagne pour l’élection de la Constituante ne se joue pas uniquement sur des programmes. Elle a dérivé, au fil des présumés scandales. Et parmi eux, le statut peu enviable d’accointances avec le Rcd du clan Ben Ali.
Pour Heger Arfaoui, qui s’interdit de parler des concurrents, le Pdp est la faction la plus courageuse : «M. Chebbi s’est toujours battu avec les armes qu’il avait. Etre opposant légal, c’est déjà un moyen de pouvoir faire entendre ses idées». Et rappelle que Nejib Chebbi, toujours leader du parti, a connu la geôle sous Habib Bourguiba pour son combat pour les droits de l’homme, et qu’il n’a pas hésité à participer aux grèves de la faim pour protester contre le régime ultra-répressif du Général Ben Ali.
Heger Ben Djemaa, elle, me raconte sa rencontre avec le Pdp, un soir, sur Internet. Presque avec nostalgie : «Avant janvier, je ne savais quasiment rien de la situation en Tunisie. En fait, je cherchais un moyen de m’engager, et je suis tombée sur le programme du Pdp. Il me semblait très équilibré pour les Tunisiens de l’étranger». Mêmes droits pour tous les Tunisiens, où qu’ils soient, reprise en main des consulats et des ambassades perçus jusque-là comme des organes de flicage délocalisé, fin des discriminations au pays pour les expatriés et les binationaux.
Apprendre la politique sur le tas
Les deux Heger sont désormais inséparables. «Les deux p’tites femmes», comme elles se surnomment, ne se quittent plus. Elles évoquent d’ailleurs leur présence sur les listes comme quelque chose de naturel, qu’elles n’ont pas forcément choisi. «Ce sont les militants qui ont voté», lance Heger Arfaoui, modeste. Son acolyte, même si elle n’est pas peur fière, confirme : «Nous restons militantes avant tout. L’essence de notre combat ne change pas».
Un combat qu’elles mènent de manière autonome, avec les autres militants. Si elles réfutent en bloc l’idée d’abandon par le parti («Nous avons l’expertise des problématiques de la communauté franco-tunisienne»), elles avouent à demi-mots que leurs moyens sont faméliques. Hormis les visites ponctuelles d’un responsable du siège Tunisois, pas grand-chose. Pour se réunir, les militants de la cellule, quand ils sont en petit comité, trouvent refuge chez l’un des membres ou se débrouillent avec des associations, qui leur prêtent leurs locaux à l’occasion.
«Nous n’en sommes qu’au début, il faut du temps»
Elles ne s’en plaignent pas. Tout va tellement vite. «Nous ne sommes qu’au début, il faut savoir faire des sacrifices. Au fur et à mesure, nous arriverons à tout mettre en place. Mais il faut du temps car nous apprenons. Il faut être modestes» insiste HegerArfaoui, qui concède néanmoins avoir mis entre parenthèses «sa vie sociale» pour le Pdp. Les meetings, le terrain, les réunions et les heures passées au téléphone. Elle ne regrette rien. Et continuera «quoiqu’il arrive», en parallèle de son doctorat. «Parce que la Tunisie mérite tous les sacrifices et que le Pdp est le seul capable de nous assurer une Tunisie forte et démocratique».
Heger Ben Djemaa, ne jettera pas l’éponge non plus. Ses nuits sont plus courtes, ses journées «plus speed» mais elle tient le coup. Son mari, cadre dans le Btp, comprend, même quand sa femme consacre tous ses week-end à la Constituante. Ses fils, âgés de 8 et 11 ans aussi, parce que «maman a toujours été militante et engagée». Et sur les sondages qui donnent Ennahdha, principale faction islamiste, large vainqueur devant le Pdp, elle sourit : «Une élection se joue jusqu’à la dernière minute. On verra bien le 23 octobre, mais j’ai confiance. De toute façon, ça commence à peine. Des échéances, il y en aura encore, et très vite. Et nous serons là».