Dans une interview au journal suisse ‘‘Der Bund’’, Taoufik Ouanes, expert en droit international et avocat en Tunisie, estime qu’après la révolution, les islamistes ont le vent en poupe (Extraits).
Entretien conduit par Rudolf Burger
‘Der Bund’’ : Vous parlez d’une réorientation de toute la région. Qu’adviendra-t-il du printemps arabe ?
Taoufik Ouanes : Le printemps arabe ne s’est pas déroulé comme les révolutions pacifiques en Europe de l’Est après la chute du mur. En Europe de l’Est, il y avait une idéologie, le libéralisme, l’abandon du communisme et puis il y avait des structures d’accueil politiques, économiques et militaires en Europe de l’Ouest. Tout cela n’existe pas dans les pays arabes où les révolutions diffèrent d’un pays à l’autre et où il y a des contradictions. A quoi cela va aboutir ? A mon avis, les islamistes joueront un rôle important dans certains pays.
Vraiment ?
Oui. Dans mon pays, en Tunisie, il y a un important parti islamiste, le parti Ennahdha. C’est un parti d’opposition qui avait été interdit pendant 20 ans et dont le chef vivait en exil à Londres. Actuellement, c’est le principal parti islamiste mais il use d’une rhétorique très modérée.
Comparable à l’Akp, le parti du président turc Erdogan ?
Oui, Ennahdha invoque le modèle de l’Akp comme source d’inspiration. Et Erdogan, quant à lui, affirme que son parti s’est inspiré de Ghannouchi.
Quel est, selon vous, le potentiel électoral d’Ennahdha ?
Environ 30%. Ennahdha était pendant longtemps dans l’opposition. Ses dirigeants ont été humiliés, emprisonnés et torturés. Il s’agit donc d’un parti qui avait été une des figures de la résistance à la dictature. C’est ce qui explique ses nombreux partisans.
Taoufik Ouanès.
Quel sera l’influence des islamistes en Egypte et en Libye ?
En Egypte, les frères musulmans seront une pièce importante sur l’échiquier politique et je n’exclus nullement qu’il pourra en être de même pour les partis islamistes en Libye. En Tunisie, en Egypte et en Libye la politique aura une légère teinte islamiste, «islamiste» non pas dans un sens violent mais un peu comme en Turquie. Nous ne verrons donc pas l’émergence de démocraties libérales de type occidental. Il s’agira de gouvernements où il y aura plus de liberté, moins de corruption et où il faudra créer des institutions démocratiques. En Europe et aux Etats Unis il ne faut pas croire que la démocratie est maintenant instaurée et que tout va pour le mieux.
Vous êtes avocat et expert en droit international. Est-ce que vous vous êtes porté candidat à l’élection de l’assemblée constituante le 23 octobre prochain en Tunisie ?
Non. Je suis un homme indépendant et je souhaite le rester. Une jeune démocratie a aussi besoins d’indépendants.
Y-a-t-il un parti des indépendants ?
Nous avons 103 partis différents, des libéraux, des islamistes, des communistes. C’est incroyable mais c’est tout à fait normal lorsqu’on est en quelque sorte apprenti en démocratie. Après tant d’années de dictature, nous avons faim de démocratie.
Est-ce que tous les partis ont été autorisés à participer à ces élections ?
Il y a des exceptions : les partis satellites de l’ex-parti au pouvoir, le Rcd. Le Rcd a été dissous par une décision de justice.
Quelle est la démocratie que vous souhaitez voir s’instaurer en Tunisie ?
Chaque démocratie doit comporter des règles fondamentales, parmi lesquelles la liberté et les droits de l’homme. On peut choisir un système présidentiel, mais cela est moins important. Il faut disposer de mécanismes de contrôle, et de temps en temps le peuple doit pouvoir voter afin de voir si les actions du gouvernement sont acceptées. Après tout il s’agit également de préserver les fondements de la société, les valeurs culturelles.
On a actuellement l’impression que la situation est relativement calme en Tunisie. Cela est-il vrai?
Voyez-vous, la révolution avait été tout à fait spontanée, elle n’avait ni idéologie ni leaders. C’était une révolution des jeunes. Lorsque Ben Ali est parti, il y a eu un vide de pouvoir. Un Premier ministre avait nommé un gouvernement composé des mêmes hommes politiques qu’auparavant. Le peuple n’en voulait pas et ce gouvernement avait été contraint de démissionner. Il a été remplacé par un autre gouvernement d’intérim. Le Premier ministre Caïd Essebsi est un monsieur de 87 ans, le président a 83 ans et le ministre de la Justice a 84 ans. C’est assez curieux, nous avions une révolution des jeunes et nous nous retrouvons avec un gouvernement de vieux.
La révolution tunisienne a-t-elle réellement été une révolution Internet, comme on le prétend souvent?
Oui. C’est surtout Facebook qui a beaucoup servi à échanger des informations et à organiser des manifestations au cours de la révolution. Un autre élément essentiel est le fait que Mohamed Bouazizi qui s’était immolé avait un cousin qui maîtrisait bien Internet et qui a mis des photos du corps en flammes sur le Web. Cette photo a été diffusée à une vitesse vertigineuse et cet acte individuel s’est transformé en acte politique extrêmement fort. Lorsque vous voyez sur votre écran une personne qui s’immole par le feu cela vous touche beaucoup plus que si vous apprenez cet acte par un journal ou par la radio. Bouazizi n’avait pas été le premier à s’immoler par le feu, mais son destin fut rapidement connu.
Est-ce que cela signifie qu’Internet avait été peu soumis à la censure en Tunisie?
Beaucoup de pages Internet avaient été censurées. Ben Ali voulait même couper Facebook, mais cela a provoqué même des protestations de la part de certains ambassadeurs. Le pouvoir a donc gardé le site accessible en supposant qu’il se limitait à maintenir des contacts sociaux tout en étant apolitique. C’était une erreur.
Tout a commencé le 17 décembre avec Bouazizi. Est-ce que les choses auraient tourné autrement s’il n’était pas mort?
Non. De toute façon il n’est mort qu’après plusieurs jours. Le feu qui a consumé son corps a provoqué la mort politique de Ben Ali.
La révolution tunisienne s’est terminée en janvier, l’assemblée constituante ne sera élue qu’en octobre, le parlement au printemps 2012. Les gens ont-ils la patience d’attendre tout ce temps?
Non. Vous avez raison, le peuple éprouve une grande déception. On dit que la révolution a été trahie, on parle même de contre-révolution. Les gens sont très frustrés car ils ont retrouvé les mêmes têtes dans le nouveau gouvernement. Ils avaient rompu avec Ben Ali mais ils avaient travaillé pour lui dans le passé. Ben Ali est déjà parti le 14 janvier, mais la révolution avance trop lentement, elle souffre d’un manque de célérité. En plus de cela, les Tunisiens sont déçus parce que la justice n’a pas encore exigé de l’ancien gouvernement de rendre des comptes.
Ben Ali a tout de même déjà été condamné à deux reprises.
Oui, pour trafic de visas et détention de drogues. Cela ne suffit pas, les gens veulent voir Ben Ali condamné pour haute trahison, corruption, torture, violation des droits de l’homme et non pas simplement pour trafics de devises.
L’économie n’est-elle pas le problème majeur de la Tunisie ? Un très grand nombre de jeunes est au chômage.
Je ne partage pas cette analyse. Le principal problème ce sont la liberté, la démocratie et les droits de l’homme. Les Tunisiens ne se sont pas simplement révoltés pour avoir un travail. C’était une rébellion contre la dictature, pour une société démocratique sans corruption. La corruption des familles de Ben Ali et de sa femme et d’autres personnes a fait perdre au pays près de 40% de la richesse nationale. Si ces sommes avaient été investies de façon rentable, elles auraient contribué à la création d’emplois. En l’absence de corruption et en bénéficiant d’une égalité de chance, le bien-être économique profite à tous. Il y a une meilleure répartition des richesses et plus d’emplois pour les jeunes.
Dans un an, les gens se demanderont peut-être ce que la révolution leur a apporté – un peu de liberté, mais pas de travail.
Il y a bien sûr des jeunes qui disent : Nous avons fait la révolution, mais nous n’avons toujours pas de travail. Il y a même des gens qui avaient du travail auparavant et qui l’ont perdu. Mais il ne faut surtout pas céder au désespoir et dire : je n’ai pas de travail, la révolution ne m’a rien apporté, la démocratie non plus.
Ce qui s’est passé en Tunisie était pratiquement imprévisible. Même pour vous?
Nous avons tous été surpris – c’est là que réside la beauté de la révolution. On savait qu’on vivait dans des conditions insoutenables. J’avais dit à ma femme que Ben Ali ne pourrait pas terminer son mandat, qu’il serait ou bien assassiné avant ou bien contraint de démissionner. La situation ressemblait à un ballon gonflé à l’extrême et qui devait éclater un jour. L’acte de désespoir de Mohamed Bouazizi et surtout sa médiatisation ont été l’aiguille qui l’a fait éclater.
Qu’est-ce qui changera pour l’Europe et les Etats-Unis dans leurs rapports avec la Tunisie ?
L’Europe, y compris la Suisse, devront se rendre compte que des régimes dictatoriaux et corrompus ont disparu et que cela impose un nouveau style dans les relations. Entre la Suisse et la Tunisie il y a eu d’énormes problèmes, je le sais en tant qu’avocat de l’ambassade suisse. Une entreprise suisse avait été victime de l’arrogance et de la corruption du gouvernement. A Berne, il n’y avait pas eu d’ambassadeur tunisien pendant de nombreuses années. Tout ceci c’est de l’histoire. A présent, la Suisse et tous les autres pays doivent essayer d’établir d’autres relations. La Tunisie a pu se débarrasser de la dictature et de la corruption, mais elle reste encore un peu fragile.
Taoufik Ouanes
Né en 1948 à Monastir en Tunisie, Taoufik Ouanes a suivi des études de droit à l’université de Tunis et a étudié le droit international à l’université de Genève et de La Haye. Il a ensuite travaillé en tant qu’enseignant à la faculté de droit à Genève et comme professeur de droit au Pomona College aux Etats-Unis. M. Ouanes, qui possède également la nationalité suisse, a travaillé comme conseiller juridique pour l’Onu à Genève. Il a occupé la fonction de conseiller pour le monde arabe et musulman au sein de l’Osec, l’office suisse d’expansion commerciale à Berne. Il a été un des fondateurs de la Chambre arabo-suisse du commerce et de l’industrie. Actuellement il exerce la fonction d’avocat à Tunis. Taoufik Ouanes est marié et père de cinq enfants. Il habite à Tunis.
Source : ‘‘Der Bund’’.