Interview du Pr Guy Carcassonne, éminent constitutionnaliste français, sur la transition démocratique et projet de constitution en Tunisie. Entretien réalisé par Samir Bouzidi
Quel regard portez-vous sur l’évolution démocratique récente en Tunisie ?
Un regard sympathique et préoccupé. Sympathique bien sûr, car la volonté des Tunisiens de se doter d’un régime démocratique ne fait pas l’ombre d’un doute. Mais préoccupé aussi, car l’élection d’une assemblée où siègeraient des groupes parlementaires trop nombreux, très difficiles à réunir et coaliser, est un danger très grave pour tout processus de transition. Il est essentiel d’éviter une fragmentation excessive et, au contraire, de favoriser les regroupements.
Qu’est ce qui peut réparer la rupture de confiance entre les citoyens tunisiens et leurs institutions ?
En politique, la confiance n’est jamais dû, elle est toujours une conquête. Il faut donc d’abord que les électeurs désignent des représentants, puis que ces derniers, par leurs propositions mais aussi par leur comportement personnel, gagnent la confiance sans laquelle rien ne se fait de durable. Le retour de la confiance exigera naturellement un peu de temps et j’espère qu’il n’aura pas de raison de ne pas se produire.
Le débat public autour de la future constitution se cristallise autour de la nécessité de préserver l’identité arabo-musulmane, n’est-ce pas limitatif ?
Non seulement c’est limitatif mais, si vous me permettez de le dire, c’est un peu hors-sujet.
D’une part, j’ai du mal à croire que cette identité soit sérieusement menacée. D’autre part, il n’est pas vraiment dans la vocation d’une constitution, ni d’ailleurs dans ses moyens réels, de définir une identité. Une constitution, c’est fait, d’une part, pour proclamer un certain nombre de principes de liberté et veiller à leur respect, d’autre part, pour organiser au mieux la conquête et l’exercice du pouvoir, d’une manière à la fois démocratique et efficace. Ensuite, si elle fonctionne bien et que les citoyens s’y attachent, la constitution peut devenir un élément de l’identité commune, mais toujours un parmi d’autres.
Comment s’assurer que les aspirations du peuple tunisien seront prises en compte dans les prochains textes ?
En particulier, comment renforcer les pouvoirs de la société civile ? Dès l’instant où le pouvoir est attribué au terme d’élections libres et disputées, le peuple se retrouve aussitôt au cœur du système. Ensuite, celui-ci évolue progressivement, va en se sophistiquant au fur et à mesure que la société civile en acquiert l’expérience et la maîtrise. Dans des institutions démocratiques, aucun pouvoir ne peut ignorer le poids de la société civile, sauf à être rapidement remplacé.
Quels sont les postulats pour que la future Assemblée nationale constituante remplisse au mieux sa mission ?
Qu’elle n’oublie jamais une évidence que je ne cesse de rappeler : la meilleure constitution ne suffira jamais à faire le bonheur d’un pays, mais une mauvaise peut suffire à faire son malheur.
Je crois donc qu’il ne faut pas chercher à innover à tout prix mais, plutôt, à prendre modèle sur les solutions qui ont déjà démontré leur efficacité. Aujourd’hui, l’expérience universelle fait que l’on dispose de beaucoup d’instruments dans la boîte à outils constitutionnels. Des choix existent, importants, mais il faut toujours se rappeler qu’il y a une dimension technique essentielle, qui prémunit contre les aventures ou l’improvisation.
Dans le cadre politique actuel, quel est le timing raisonnable pour rédiger une nouvelle constitution ? Celle-ci aura-t-elle vocation à évoluer fréquemment ?
Les Tunisiens, comme tous les peuples ayant vécu des transitions comparables, souhaitent que des institutions démocratiques s’attaquent au plus tôt à leurs problèmes, plutôt que de s’engager dans des débats constitutionnels sans fin. Je crois donc qu’il faut aller assez vite, entre six mois et un an. Ensuite, j’ai toujours pensé qu’une nouvelle constitution pouvait gagner à prévoir elle-même un rendez-vous, au bout de trois à cinq ans, pour des retouches éventuelles à la lumière de l’expérience. De mauvais choix initiaux sont alors réparables. Or, trop souvent, la constitution adoptée est difficile à réviser ensuite, ce qui peut condamner son efficacité.
Le «modèle turc» qui combine islam politique modéré et démocratie est montré en exemple en Tunisie. Ce système vous paraît il transposable à la Tunisie actuelle ? Est-ce le système idoine ?
Je ne crois pas que l’on puisse mettre ces deux aspects sur le même plan. La démocratie est un choix que les Turcs ont fait, comme les Tunisiens, et qui ne sera, j’espère, plus jamais remis en cause. L’islam modéré est ce par quoi les actuelles autorités turques veulent se définir. Mais si, demain, les Turcs voulaient changer d’orientation, comme ils en ont parfaitement le droit, ils en auraient le pouvoir et la décision, démocratiquement, ne relèverait que d’eux seuls. En tout cas, ce pays démontre, à quelques réserves près, essentiellement héritées d’une histoire complexe, que la démocratie peut réussir dans n’importe quelle culture et n’importe quelle religion, dès lors que chacun en comprend et en respecte les exigences fondamentales. Mais, j’insiste, il ne faut pas comprendre ce qui a vocation à être permanent – le choix de la démocratie – et ce qui, par nature, est conjoncturel – le choix d’une majorité et d’un gouvernement.
Source : ''Tunisiens du Monde''.