5.000 personnes ont défilé dimanche dans l’avenue Mohamed V de Tunis pour défendre la liberté d’expression et un Etat laïc. Quelques mises en scène, mais pas de gros incidents à signaler...
Par Zohra Abid
Deux jours après les manifestations condamnant la chaîne Nessma TV, qui a diffusé ‘‘Persepolis’’, le film franco-iranien qui a suscité la colère de nombreux Tunisiens et fait couler beaucoup d’encre, une contre-manifestation a eu lieu dimanche, dans une importante artère de la capitale. 5.000 personnes, selon le ministère de l’Intérieur, ont défilé, sous le slogan «Âtaqni» (Lâchez-moi les baskets), sur l’avenue Mohamed V. Aucun débordement ou incident grave n’a été signalé. La police n’a pas eu à utiliser les gaz lacrymogènes ou les matraques comme deux jours auparavant.
Le cortège des modernistes
Dorra Bouchoucha négocie l'autorisation.
L’appel à cette manifestation a été annoncé depuis trois jours sur les réseaux sociaux. Ceux qui défendent la liberté d’expression et l’Etat laïc : rendez-vous dimanche à 13 heures à la Place Pasteur de Tunis. Message reçu.
12h30, quelques dizaines de personnes, jeunes et moins jeunes, hommes et femmes, sont déjà au lieu du rendez-vous. La police était déployée dans toutes les rues voisines. Sait-on jamais. Scène vue : une jeune femme au corps de ballerine en jean moulé descend de sa voiture garée pas loin de la Place Pasteur, et se drape d’un voile noir et rejoint les manifestants... Un policier la regarde, bouche-bée. Surprise, puis curieuse, je la suis à distance…
12h40, un agent de police demande l’autorisation à la foule pour que la manifestation ait lieu. Sinon, impossible d’aller jusqu’à la Place des droits de l’Homme. En effet, les organisateurs ont oublié de demander l’autorisation du Premier ministère. Ça commence à chauffer... La cinéaste Dorra Bouchoucha intervient. D’autres artistes suivent. Les téléphones fonctionnent rapidement, l’autorisation est finalement donnée par téléphone.
«Mais les manifestants n’ont pas à descendre des trottoirs. Même pour leur sécurité, nous devons les protéger, on ne sait jamais. Il nous faut bien l’autorisation pour qu’on fasse notre boulot», lance un policier en uniforme. Ça continue de discuter entre les policiers en civil et en uniforme. 13h15, on se met en rang. Le nombre des manifestants a doublé, triplé..., quadruplé.
1.000, 2.000, 3.000... Bientôt, la chaussée est toute noire de monde. «Tous contre l’extrémisme, Tous pour un Etat laïc. Nous sommes artistes et musulmans. À bas l’islamisme. Ici, c’est la Tunisie, non pas le Qatar ou l’Arabie...», lit-on sur les banderoles. L’hymne national est entonné plusieurs fois, martelé même. L’ambiance est vaguement nerveuse. On est en démonstration... Il faut faire le plus de bruit possible…
La voilée de service toutes voiles dehors
Quelques mises en scène
Plusieurs médias étrangers, surtout français, sont là, à l’heure. Impressionnés de voir dans la première rangée une femme voilée, de haut en bas, qui crie. Elle crie sa colère dans une langue parfaite de Molière.
Elle fait tout pour que les projecteurs soient braqués sur elle. Des étudiants, des petites gens se sont jointes à la foule pour défendre la liberté d’expression, des anciens de l’Agence tunisienne de communication extérieure (Atce), des anciens du Rcd (le parti dissous de Ben Ali, on en a reconnus une bonne brochette), mais aussi plusieurs cinéastes, directeurs des médias (certains anciens thuriféraires de Ben Ali qui se reconnaîtront), des hommes et des femmes venus surtout des quartiers huppés, de Gammarth, de la Marsa, de Carthage, d’El Menzah et d’Ennasr et autres proches banlieues chics. C’est à croire que la laïcité, en Tunisie, est une affaire de classe, que dis-je, de riches !
Une remarque cependant s’impose : aucun leader de parti à l’horizon. Mais où sont-ils passés, ces leaders si attachés aux valeurs de la laïcité et de la modernité ? Sur les visages des manifestants, un semblant de déception. Car, ils pensaient que le nombre allait être plus important.
«C’est ça le peuple ?!», s’interroge ironiquement une journaliste allemande. La jeune blonde court derrière les manifestants pour capter le maximum de photos. Soudain, un cri résonne. Un jeune homme s’est fondu dans la foule et a brandi une banderole défendant l’islam modéré. Des manifestants ont crié au «mondass» (intrus) islamiste et se sont attaqués à lui. La police est intervenue pour le libérer. Direction : les locaux du ministère de l’Intérieur. Quelques instants plus tard, un manifestant, pris par une sorte d’hystérie, s’est mis à crier : «Nous sommes des laïcs. Et pour la liberté d’expression».
On serre les rangs pour la marche
Soudain, un autre manifestant s’est rué vers lui et l’a désigné du doigt en criant : «Cet homme ne nous représente pas. Il était à la fac de droit. C’était un flic de Ben Ali. Et jusqu’au 13 janvier, il était l’un des serviteurs du système. Il avait son bureau au siège du Rcd. Il faisait des rapports sur les braves militants du Poct…». La foule s’est alors déchaînée : «Tounes horra horra wettajamôa âla barra !» (La Tunisie est libre et le Rcd dehors !).
Le ton est monté entre les deux hommes. Une rixe allait éclater. La police est intervenue. Soudain, la femme voilée de la première rangée s’est mise à crier de toutes ses forces, en sortant du rang. Cherchait-elle à détourner les attentions ? Pourquoi s’est-elle mise à crier comme une hystérique ? Le saura-t-on un jour... «Pour que les médias ne s’intéressent pas aux propos de son camarade démasqué», explique un manifestant, presque déçu d’être là.
Comme au cinéma
14h20, la manifestation qui devrait se terminer Place des droits de l’Homme a pris fin un peu avant, à l’intersection des feux. Il fallait bien laisser les voitures passer, elles étaient bloquées depuis près de deux heures. La manifestation rebrousse chemin. A la fin du peloton, des dames de la bourgeoisie de Tunis. «Il faut frapper ces islamistes, leur faire barrage par tous moyens. Il faut qu’on les mange avant qu’ils ne nous dévorent. Avec eux, il n’y a que la force qui compte», dit l’une d’elle. Cela me rappelle quelques tristes souvenirs. Qui a dit que Ben Ali est parti ?
Les gens se dispersent peu à peu, ils récupèrent leur voiture pour rentrer... Un klaxon assourdissant attire les attentions. A bord d’une voiture de luxe, une dame tout en graisse, la poitrine en l’air, laisse éclater ostensiblement sa joie : les cameramen n’ont pas raté la scène... Une scène qu’aurait aimé filmer Fellini. La démocratie au sud de la Méditerranée, c’est un peu aussi cela : peu de conviction, et beaucoup de cinéma.