Dans un entretien à ‘‘Hamodia’’, le journal francophone de Jérusalem, l’historien franco-israélien d’origine tunisienne Claude Sitbon* refuse de dramatiser l’arrivée des islamistes au pouvoir à Tunis.

Propos recueillis par Richard Darmon


Auteur de plusieurs ouvrages sur les Juifs de Tunisie (*) et pressenti, au début du processus de paix d’Oslo, pour devenir le premier ambassadeur d’Israël à Tunis au cas où les deux pays auraient pu ouvrir des relations diplomatique pleines et entières, Claude Sitbon donne ici un éclairage plutôt positif sur la situation prévalant dans ce pays au lendemain de la victoire du parti islamiste Ennahdha.

Hamodia : Comment analysez-vous le succès d’Ennahdha aux élections du 23 octobre ?

Claude Sitbon : Je crois qu’au lieu de trop dramatiser les 40% de voix obtenues par Ennahdha, il faut lire ces résultats à l’inverse : après 24 années de dictature et se rendant pour la première fois librement aux urnes en une sorte de «fête civique» – sans trop de fraudes électorales –, 60% des Tunisiens ont voté pour la démocratie et contre le parti islamiste !

Un beau score, d’autant qu’Ennahdha –qui fut interdit sous Bourguiba et Ben Ali, et dont le chef, Rached Ghannouchi, s’est réfugié à Londres… mais ni au Caire ou à Téhéran !– s’est trop facilement taillé une image de «parti-martyr». Ce qui lui a valu des centaines de milliers de voix protestataires, islamistes ou pas, de toutes les familles et proches des nombreux militants de l’opposition emprisonnés sous l’ancien régime.

Or Ennahdha n’est pas du tout un parti de gouvernement à vocation nationale ni doté d’ambition politique pour exercer le pouvoir : c’est plutôt un «lobby» islamiste qui veut profiter de la Révolution du Jasmin –qu’il n’a pas faite!– et de l’Etat, mais pas pour le diriger…

De plus, le scrutin du 23 octobre n’a fait que désigner une Assemblée constituante pour une durée d’un an seulement, car il y aura dès l’an prochain un autre scrutin encore bien plus décisif censé élire cette fois un parlement et un président !

Claude Sitbon et l'historienne israélienne spécialiste de la Tunisie Nava Sarah Yardeni

Libye, Tunisie… et sans doute demain l’Egypte : ne craignez-vous pas tout de même que les pays de la façade-sud de la Méditerranée touchés par le «printemps arabe» ne soient en train de s’islamiser à grande vitesse ?

Délaissons ce langage journalistique trop alarmiste ou, à l’inverse parfois, trop romantique ! Pays avant tout méditerranéen, la Tunisie a une longue histoire d’ouverture, notamment grâce aux fameuses lois libérales édictées dès 1956 sous Bourguiba sur le statut des femmes (droit de vote, fin de la polygamie, avortement, réforme du mariage, etc.).

Depuis lors, plusieurs générations de citoyens et citoyennes de ce pays ont été imbibés d’une sorte d’ouverture progressiste. Si bien qu’il est peu probable que la Tunisie retombe sous la chape de plomb d’un parti dominant – islamiste ou pas – qui exercerait seul le monopole du pouvoir !

Quel est le climat qui prévaut aujourd’hui au sein de la communauté juive ?

Il existe bien sûr une sorte d’inquiétude flottante et d’incertitude chez les 1.500 Juifs de Tunisie, surtout après les propos peu équivoques de Ghannouchi traitant Israël de «vermine qui sera bientôt détruite», et aussi suite à ses déclarations contre l’utilisation du français… Mais à l’heure où tous les yeux du monde sont braqués sur la Tunisie, je crois que cet affolement médiatique catastrophiste n’est pas de mise…

Car mis à part certains rares débordements ouvertement antisémites –comme la manifestation islamiste de février dernier devant la grande synagogue de Tunis où l’on a entendu des cris «Mort à Israël !» et «Mort aux Juifs !»–, il existe en fait bien moins de risques de dérapages anti-juifs en Tunisie… qu’en France !

(*) Claude Sitbon est l’auteur entre autres de ‘‘Regards sur les Juifs de Tunisie’’ (Albin Michel, Paris 1979), et ‘‘Juifs de Tunisie – Images et textes’’ (Le Scribe, Paris 1988).

Claude Sitbon commente la révolution en Tunisie à la radio Israël 7