En visite dans notre pays (du 23 au 26 octobre), le philosophe Zhelyu Zhelev, président de la Bulgarie (1990- 1996) a donné une interview exclusive à Kapitalis.

Propos recueillis par Zohra Abid


 

Zhelyu Zhelev félicite les Tunisiens pour avoir réussi des élections libres et démocratiques. Il parle ici des réussites et des échecs de la transition démocratique dans son pays qui aideraient les Tunisiens à mieux réussir la leur.

Kapitalis : Après la chute du Mur de Berlin, les pays de l’Europe de l’Est dont votre pays, ont fait leur révolution contre le communisme. 20 ans plus tard, où en est aujourd’hui la Bulgarie ?

Zhelyu Zhelev : Pour commencer, je tiens à saluer le peuple tunisien qui a déclenché le printemps arabe et qui vient de réussir des élections libres et démocratiques, les premières dans la région. Maintenant, il y a du chemin à faire pour la transition et pour accéder à la démocratie.


Zhelyu Zhelev avec Zohra Abid

La transition n’est pas aussi facile qu’on ne le pense. En Bulgarie, nous avons mis du temps, beaucoup plus que prévu. D’ailleurs, on vient de faire vraiment notre transition, il y a seulement trois ou quatre ans. Cette transition a beaucoup traîné. Parce qu’on aurait dû agir plus efficacement. La Bulgarie ne s’est pas vraiment débarrassée totalement de l’ancien régime. Par contre, je considère que les Russes ont fait mieux que nous. Car, ils ont rompu d’une façon radicale avec le passé. Tous les hors-la-loi ont été définitivement écartés dès le départ. C’est pour cette raison qu’ils ont réussi à faire leur transition plus rapidement que nous.

Y a-t-il eu des forces qui vous ont empêchés d’avancer dans la transition ?

Au début, les anciens communistes ne voulaient pas lâcher et ils ont tout fait. Il y a eu des slogans et des campagnes contre ceux qui ont fait la révolution. Il y a eu tellement de critiques que plusieurs parmi nous se sont retirés. Nous avons cherché de nouveaux cadres, intègres et reconnus. C’est-à-dire l’intelligentsia du pays et nous avons compté sur elle.

Avez-vous fait des procès ?

Oui. Mais tous n’y sont pas passés. C’était contre des personnes étroitement liées au régime communiste. Mais pas la famille élargie. C’était nécessaire et on aurait dû le faire.

D’un autre côté, nous avons voulu faire la réconciliation et éviter peut-être la guerre civile. Il y a eu donc des procès de hauts cadres. Il y a eu des personnes qui ont été envoyées en prison pour un an, deux ans voire trois ou quatre ans. D’autres procès étaient moins sérieux. On a seulement placé des personnes qui étaient de hauts responsables dans le gouvernement communiste en résidence surveillée. Deux d’entre eux étaient grandement impliqués dans l’explosion de Tchernobyl de 1986 et qui en ont minimisé voire nié les risques. D’autres procès ont eu lieu, certes, mais c’était seulement pour calmer les esprits. De la poudre aux yeux en somme.

Tout ce que j’ai pu faire après la révolution, c’est d’ordonner la publication de tous les documents relatifs à la corruption de l’ancien régime sur les journaux. J’ai mis tout sur la table et j’ai dit bien que le peuple avait le droit de savoir. Et je ne pouvais pas faire autrement. Lorsque j’ai demandé au procureur général de faire juger l’ancien président, il était d’accord. Chez nous, c’est le président qui décide avec l’accord du procureur de la république. Ce dernier s’est ensuite rétracté. Je lui ai demandé les raisons de sa volte-face. Il m’a simplement dit que cela n’était pas possible, s’agissant d’un président. J’ai essayé de le convaincre en lui rappelant que l’histoire est pleine de procès de ce genre. Il avait peut être peur. Il y avait peut-être des menaces ou des pressions sur lui. Il m’a dit franchement qu’il n’était pas en mesure de faire des procès. Un mois plus tard, il a démissionné.

Nous avons alors pris contact avec un autre procureur. Mais ce dernier, au lieu de commencer avec des procès à thème, c’est-à-dire de haute trahison,a préféré chasser les hauts cadres de l’ancien bureau politique pour les traduire devant la justice pour des futilités. Parfois, c’était pour l’acquisition d’une voiture, d’un lot de terrain ou d’une maison à un proche sans passer par les formalités administratives.

C’était donc des procès ridicules. Tout le monde en riait (et en rit toujours). Pour cette raison-là, je reviens sur la question pour dire qu’il est très important de faire des procès, pas pour du n’importe quoi et pour calmer l’opinion publique, mais de vrais procès pour trahison nationale. Ceux qui ont commis ce crime de haute trahison doivent payer leur dette nationale. J’insiste là-dessus. Car, il est très important pour tourner définitivement la page du passé et passer à autre chose.

Vous estimez donc que votre gouvernement de l’époque a échoué ?

Le but que l’on recherchait, nous ne l’avons pas atteint et nous n’avons pas vite réalisé la transition. Car si on avait fait correctement les procès de ces personnes pour tous les crimes qu’ils ont commis, on aurait eu la voie libre pour les évincer, les mettre dehors et avancer plus rapidement sans embûches.

Ils ont changé le nom de leur appartenance, au lieu d’un parti communiste, c’est devenu socialiste et ils n’ont changé que très peu, vraiment très peu de leur idéologie. Pour cette raison-là, la Bulgarie n’a pas pu se débarrasser des communistes.

Comme dans chaque transition, les pays amis viennent au secours du pays avec beaucoup d’argent. Qu’avez-vous fait avec, y a-t-il eu un lobby, cet argent a-t-il vraiment servi la cause de la Bulgarie pour accélérer la transition ?

On n’a pas trouvé grand-chose. Les communistes ont pratiquement tout pris, plus des 70%. Mais je vous dis une chose : notre chemin vers la transition était beaucoup plus difficile que le vôtre. En Tunisie, il s’agit d’une transition politique. Quant à nous, il s’agissait aussi d’un changement économique. C’est l’économie du marché qui est monopolisée par une minorité issue de l’ex-nomenklatura communiste et qu’il fallait changer entièrement du système économique pour mieux construire une nouvelle infrastructure différente.

Pendant la transition, qu’avez-vous fait avec les médias qui étaient liés au système ?

Les médias étaient exactement comme chez vous. On a dû mettre la liberté de la presse dans la nouvelle constitution. C’est-à-dire un code à respecter. Les Tunisiens doivent construire un pluralisme politique, une société plurielle et faire de nouvelles lois démocratiques et s’y habituer.

Et qu’avez-vous fait pour réformer le corps de la magistrature ?

Nous avons encore des problèmes. La magistrature est le système le plus corrompu. C’est le secteur le plus dangereux dans un Etat. Au lieu de mettre en place l’équité, il commet le contraire de sa vocation. Pour vous, c’est bien qu’il y ait la pression de l’Union européenne pour ne pas continuer avec la magistrature d’avant. Il y a des accords avec l’Europe, qui est très exigeante et qui vous soutient pour le changement.

Pour la Bulgarie, on aurait dû instaurer, après les années communistes, un régime présidentiel. A l’époque, on avait tant de problèmes, on a seulement fixé un article dans la constitution. Je veux bien que la Tunisie tire profit de notre expérience qui n’est pas très loin de la vôtre et évite de commettre les erreurs que la Bulgarie a commises pour assurer le processus de la transition. Car, il y a toujours des dangers qui guettent la stabilité dans le pays.