Après avoir conditionné l’aide du G8 à la Tunisie au respect des valeurs démocratiques, la France modère sa position et affirme «faire confiance» aux responsables du parti islamiste Ennahdha.
Par Ridha Kéfi
Le chef de la diplomatie française Alain Juppé a en effet déclaré, dimanche, à la radio Europe 1, qu’il entend «faire confiance» aux responsables du parti islamiste Ennahdha, vainqueur des dernières élections en Tunisie, et «travailler avec eux».
L’islam et la démocratie sont compatibles
«Aucune révolution ne se passe dans le calme complet. Il va y avoir des difficultés. Il faut faire confiance», a affirmé le ministre français des Affaires étrangères. «Quand j’écoute le discours des responsables du parti Ennahdha (...), ils disent : ‘‘Nous voulons un pays qui fait référence à l’islam bien entendu, mais qui respecte les principes démocratiques et en particulier, nous nous engageons non seulement à ne pas dégrader le statut de la femme mais même à l'améliorer’’. Pourquoi ne les croirais-je pas ?», s’est exclamé Alain Juppé. «Je fais confiance aux gens (...). On va travailler avec eux», a-t-il ajouté.
«Partir du principe que l’islam et la démocratie sont compatibles, c’est quelque chose d’extraordinaire ! Le fait est qu’en France, nous avons une vision de la laïcité très marquée, mais il y a des tas de pays où l’on fait référence à la religion dans la vie publique», a-t-il poursuivi.
L’ambassadeur de France en Tunisie «me dit que les responsables d’Ennahdha ont un discours qui mérite d’être entendu. Donc nous allons continuer à parler avec eux», tout en étant vigilants sur un certain nombre de principes démocratiques, a ajouté M. Juppé.
«Conditionnalité» et «lignes rouges» ?
Flash Back. Le 26 octobre dernier, le président français Nicolas Sarkozy avait assuré, lors du Conseil des ministres, que la France serait «vigilante» sur le respect des droits humains et des «principes démocratiques» en Tunisie. Le chef du gouvernement français avait aussi souligné l’attachement de son pays au respect de «la diversité culturelle et religieuse» et de «l’égalité des hommes et des femmes». Selon la porte-parole du gouvernement, Valérie Pécresse, M. Sarkozy avait néanmoins assuré que la France et l’Europe avaient «un rôle crucial à jouer» pour accompagner la Tunisie vers la démocratie, précisant qu’elles «prendraient toutes leurs responsabilités» en la matière.
Tout en se disant «optimiste» après les élections de l’assemblée constituante, Alain Juppé a, pour sa part, conditionné l’aide du G8 à la Tunisie au respect des valeurs démocratiques. «Nous allons mettre en place une aide économique massive à la Tunisie», a-t-il déclaré le 26 octobre sur France Inter, rappelant que le G8, réuni fin mai à Deauville, s’y était engagé. «Naturellement, cette aide, nous l’apporterons dans la mesure où les lignes rouges ne seront pas franchies. Je pense que c’est important d’avoir cette conditionnalité», a-t-il tenu à ajouter. «Le respect de l’alternance démocratique, des droits humains, de l’égalité homme-femme font partie de ces lignes rouges, a-t-il tenu à préciser. Et de souligner, au cas où les islamistes vainqueurs des élections tunisiennes ne l’auraient pas bien entendu, qu’en matière d’égalité entre les sexes, «la société tunisienne est très évoluée et il serait absolument dommageable qu’on fasse marche arrière.»
Cette «conditionnalité» et ces «lignes rouges», soulignées par M. Juppé, avaient été diversement appréciées en Tunisie. Certains cercles laïques, modernistes et pro-français y ont vu des réserves de la France à l’égard du parti islamiste Ennahdha, qui dispose de 91 élus (sur un total de 217) à l’Assemblée constituante issue de l’élection du 23 octobre, où il a remporté 41,47% des suffrages.
D’autres, en revanche, ont interprété les propos de M. Juppé comme une ingérence insupportable de la France dans les affaires tunisiennes, et même une sorte de regret, sachant que la France avait supporté jusqu’au bout l’ancien régime dictatorial de Ben Ali.
Les analyses de Boris Boillon
Entre-temps, il y a eu les premières déclarations des dirigeants d’Ennahdha, qui ont exprimé leur volonté de travailler avec toutes les forces politiques du pays, y compris avec les partis de gauche et libéraux qui ont perdu l’élection, ainsi que leur détermination à préserver les acquis de la femme et le modèle social tunisien. C’est peu dire que ces déclarations ont rassuré les chancelleries européennes et occidentales en général.
L’ambassadeur de France à Tunis, Boris Boillon, a même pris le soin de téléphoner à Hamadi Jebali, secrétaire général d’Ennahdha et futur Premier ministre, pour le féliciter pour la victoire de son parti et lui exprimer la disposition de Paris de poursuivre le dialogue et la coopération avec le nouveau gouvernement tunisien. Les analyses du jeune diplomate ont sans doute aidé à atténuer les réserves de Paris et à faire évoluer la position du gouvernement français vis-à-vis d’Ennahdha et du prochain gouvernement tunisien, qui comptera de nombreuses figures de la gauche progressiste et/ou libérale, et, en tout cas, suffisamment de membres fondateurs de la Ligue tunisienne des droits de l’homme (Ltdh) et de militants pour les libertés publiques pour que les craintes à ce sujet soient balayées.
Selon un diplomate français, les premières déclarations de Sarkozy et Juppé sur la Tunisie doivent être mises dans leur contexte franco-français. Elles seraient, selon lui, destinées à l’opinion publique française, pour contrer les surenchères prévisibles du Front National et de Marine Le Pen sur la montée de l’islamisme en France.
De même, les déclarations très positives des Etats-Unis, de l’Union européenne, de l’Allemagne, de l’Espagne et même de l’Italie, à propos de la réussite des élections tunisiennes, semblent avoir eu un effet sur la France, qui ne pouvait se permettre d’être indifférente à une réelle mutation démocratique en Tunisie, un pays qu’elle considère comme faisant partie de son pré carré au sud de la Méditerranée.
Autre argument qui plaide en faveur d’un rapprochement entre la France et Ennahdha : beaucoup de dirigeants et militants islamistes qui ont fui la répression de Ben Ali ont trouvé refuge (et asile politique) dans l’Hexagone, et ils sont, pour cela, redevables aux gouvernements qui se sont succédé à Paris de leur salut et de leur retour aux affaires en Tunisie.
Quid alors de la déclaration, vaguement hostile à la forte présence de la langue française en Tunisie, faite par Rached Ghannouchi, le leader du parti islamiste tunisien, la veille de la proclamation du résultat final provisoire du scrutin pour l’Assemblée constituante ? Si elle a suscité un tollé général dans les médias français, cette déclaration ne semble pas avoir fortement braqué les autorités françaises. M. Ghannouchi avait dit : «Nous sommes Arabes et notre langue c’est la langue arabe. On est devenu Franco-arabes, c’est de la pollution linguistique». Il avait pris soin, cependant, de rappeler les mesures politiques prises par la France pour protéger... la langue de Molière… de l’invasion des anglicismes. Une manière de rappeler que chaque peuple est en droit de défendre sa langue et sa culture.
Quoi qu’il en soit, ce nouveau positionnement de la France devrait renforcer la transition en cours en Tunisie, mettre du baume dans le cœur de ses acteurs et inciter les partenaires de notre pays à mettre en œuvre leurs promesses d’aides économiques.
Il reste à espérer que les forces contre-révolutionnaires, qui s’allient maintenant – du moins objectivement – à des parties qui ont perdu les élections et certain lobbies d’intérêt liés à l’ancien régime, ne profitent pas de la situation socio-économique difficile prévalant actuellement dans le pays, pour fomenter des actions de diversion et des agitations, comme celle survenues le 27 octobre à Sidi Bouzid, pour faire échouer la transition démocratique tunisienne, dont ils seraient les principaux perdants.
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