Une affaire de coup d’Etat montée de toutes pièces en 1993 par Ben Ali. Un groupe de Tunisiens condamnés soit à l’exil soit à des peines lourdes. 18 ans après, ces condamnés innocents reviennent sur leurs années de supplice.
Par Zohra Abid
Pour que les années mortes de leur vie ne soient pas définitivement enterrées, des anciens détenus ont invité récemment les médias*, et exhumé leur douleur. Sur facebook, l’annonce du point de presse a pris une autre tournure. «Choisir ce moment des élections pour parler de cette affaire pourrait influencer les électeurs... Pourquoi maintenant ?». A cette question, l’ancien détenu Mohamed Mseddi a répondu : «Notre affaire n’a pas été suffisamment médiatisée. En cette période préélectorale, je suppose que les citoyens lisent beaucoup les journaux, c’est donc l’occasion pour mettre en lumière notre affaire et informer l’opinion publique». L’ancien commandant de bord à Tunisair, qui parlait devant une salle pleine comme un œuf, le pilote était entouré d’autres membres de son groupe de faux comploteurs : Rached Jaïdane (ancien étudiant en mathématiques), Hammadi Abdelhak (agriculteur), Koussay Jaïbi (pharmacien), ainsi que l’avocat Nôomen El Fekih.
L'ancien détenu Mohamed Mseddi
Une «Nuit du Congrès» imaginée par Ben Ali
Ce dernier dira à Kapitalis : «Nous avons déposé récemment une plainte. Nous n’avons pas encore reçu de réponse du procureur général. Il était temps de soulever le couvercle sur la vérité. Une vérité atroce qui bouillonne depuis près de 20 ans dans la marmite. Nous sommes revenus sur les faits pour qu’on ne continue plus à induire le peuple en erreur. Il faut bien ! C’est le droit de la crème de la crème du pays qui a passé le printemps de son âge dans les prisons de Ben Ali. Mes clients ne demandent pas grand-chose. Sauf que le gouvernement leur dise publiquement pardon...».
Dans l’affaire dite de «La Nuit du Congrès», prétendument tenue le 29 juillet 1993, il n’y a, selon l’avocat, aucun élément d’inculpation. «On a accusé ces gens, à tort, de préparation d’un putsch, d’un kidnapping de l’une des filles de Ben Ali et de celle d’Abdallah Kallel [alors ministre de l’Intérieur, Ndlr], tentatives d’attentats terroristes dans des hôtels de Monastir, Hammamet, Nabeul... et même à la synagogue d’El Ghriba à Djerba, ainsi que des transferts d’argent, des réunions secrètes... Pour étayer toutes ces accusations, aucune preuve. Un dossier vide», explique l’avocat. Des crimes pareils ne peuvent mériter que châtiment conséquent.
Nôomen El Fekih
Une petite heure et la séance fut levée
«36 jours de torture dans les geôles du ministère de l’Intérieur avant que les présumés accusés ne signent sous pression des aveux et ne soient transférés en prison», résume l’avocat. Pour avoir un peu plus de détail, il fallait écouter la victime de Ben Ali. «Les tortionnaires politiques ont tout fait pour nous tirer des aveux. Par pudeur, je ne peux pas tout raconter. D’ailleurs, j’évite même de me souvenir de certains détails. A chaque fois que je me rappelle, j’essaie d’effacer de ma mémoire les scènes qui froissent ma dignité d’homme. Bon en gros : électrocution dans des zones sensibles [traduire : les organes génitaux, Ndlr], brûlures par les mégots de cigarettes, le supplice du poulet rôti...», se souvient, douloureusement, Mohamed Mseddi. Certains présents ont du mal à retenir leurs larmes. Et l’ancien supplicié de se rappeler d’autres détails tout aussi humiliants : le manque d’hygiène, les insultes des geôliers, les détenus de droits communs incités à le provoquer, à le rabaisser par tous les moyens, à lui cracher sur la figure...
Trois ans après l’arrestation de Mohamed Mseddi et les autres, le procès a lieu à pied levé. L’audience n’a duré qu’une petite heure. Le verdict a été prononcé et la séance levée. Les condamnations ont varié entre 15 et 27 ans. Direction : les prisons les plus lointaines possibles. Pas la peine de revenir sur cette sombre période. Les familles et les amis ont eu droit eux aussi leur lot d’humiliations. Au quotidien.
La France doit demander pardon
«J’ai été libéré le 5 novembre 2006. Mais constamment poursuivi par la police, souvent convoqué dans ses locaux, interdit d’exercer un métier... Libéré certes, mais dans quel état m’ont-ils laissé ! J’ai été réduit en une loque humaine... Bon, je m’estime heureux, je suis un rescapé. A part les séquelles physiques, je garde d’autres psychiques qui m’ont marqué à vie», a ajouté l’ancien pilote, qui a repris plus tard le travail, mais comme pilote d’avion. «Vous avez cru que c’était terminé ? Non, la police ne m’a pas lâché et les membres du Rcd [ex-parti au pouvoir, Ndlr] n’ont jamais raté une occasion pour s’acharner sur moi, sur mes proches», se rappelle M. Mseddi, qui a présidé la conférence. La suite a été racontée par son épouse. Son témoignage n’a laissé personne insensible.
Dans la salle, un ancien haut cadre dans l’enseignement (et syndicaliste) a ouvert le dossier de la torture sous Bourguiba, pratique qui a été poursuivie et renforcée ensuite par Ben Ali. Le procès des Youssefistes, les procès des syndicalistes, ceux des islamistes... «Non, on n’oublie pas. Bourguiba était le maître. Ben Ali était son meilleur élève. Rappelez-vous de tant d’exilés, et sur le sol français, on les a suivis avec la complicité des services français. Cette France doit nous laisser tranquille maintenant et nous demander pardon», a aussi lancé cet ancien détenu.
Dans la salle, des amis, des membres de la famille, tous avaient quelque chose à raconter. Le père, la mère, l’épouse, l’enfant... Des témoignages à donner la chair de poule, accompagnés d’une pensée pour tous les ex-suppliciés absents.
Ensuite, place à l’hymne national et Al-Fatiha à la mémoire des victimes de la révolution et tous ceux qui sont morts sous la torture dans les geôles de Ben Ali.
Policiers, juges et journalistes, tous complices
«Ce qui m’a accablé, c’est la complicité de la police avec les magistrats», dit l’avocat. Il ajoute : «Lorsqu’ils étaient à la barre, dans un état affreux, ils ont montré au juge qu’ils avaient avoué sous la torture, imaginez sa réponse : ‘‘S’ils ne vous avaient pas torturés, vous n’auriez jamais avoué votre acte’’. Deux mots, puis il prononce le verdict, on jette des innocents en prison pour des décennies et on classe l’affaire. Le pire c’est que ces magistrats continuent encore à exercer», s’étonne Me El Fekih. Qui déplore aussi le silence complice des médias, qui fermaient leurs oreilles aux cris des victimes.
Au lendemain de la révolution, Me El Fekih a porté plainte contre la police de Ben Ali, tous ses ministres et hauts responsables de l’Intérieur (Kallel, Ganzoui...). Selon lui, le tribunal n’a pas encore répondu à la requête.
L’affaire de «La Nuit du Congrès» remonte à 18 ans. Selon la loi, elle est classée. Car dans le code pénal, on considère qu’après 10 ans, aucune suite ne peut y être donnée.
Interrogé sur cette question, le juriste Kadhem Zine El Abidine, porte-parole du ministère de la Justice, a dit à Kapitalis que, dans ce cas, le délai de la prescription revient au juge. «Soit, il va la classer soit la suspendre. Car avant 10 ans il n’était pas possible de porter plainte», a-t-il dit. Ça tombe bien. Un décret-loi devrait être promulgué très bientôt pour changer la donne.
* Le 15 octobre dernier, à Tunis.