Les sondages d’opinion concoctés durant la période préélectorale en Tunisie ont montré leur manque de crédibilité au point que l’on avait interdit leur publication jusqu’à la tenue des élections. Aujourd’hui, ils se cherchent une nouvelle identité.

Par Aya Chedi


Pour y voir plus clair dans la situation des entreprises spécialisées dans les sondages d’opinions, l’Association des Tunisiens des grandes écoles (Atuge) a invité le directeur du département stratégies d’opinion chez Tns Sofres, Emmanuel Rivière. Dans sa présentation, ce spécialiste est revenu sur l’histoire des sondages d’opinion aux Etats Unis dans les années 30, notamment avec George Gallup. Depuis, a-t-il expliqué, beaucoup de choses ont changé et les développements dans ce domaine se sont enchaînés.


Hichem Guerfali

On a même pu se demander si la «relation existante ou pouvant exister entre la démocratie, naissante ou mature, est un contexte où doivent êtres produits, commercialisés ou publiés des sondages d’opinion. Est-ce que l’un contribue à l’autre ? Ou est-ce que les sondages d’opinion sont une forme de distorsion de la démocratie ?». La question mérite d’être posée. Mais quoi qu’il en soit, juge le spécialiste français, il existe «entre les sondages et la démocratie un rapport consanguin, étroit et presque substantiel».

Malgré tous les éléments pouvant exister ou ayant contribué à l’institutionnalisation des sondages d’opinion, on ne nie pas que ceux-ci représentent aussi une manière d’usurpation de la légitimité scientifique que de dire que l’opinion publique, c’est celle des sondages. Des sondages qui peuvent même être considérés comme de la manipulation. «Mesurer correctement un scénario électoral n’est déjà pas rien, mais ce n’est pas de l’opinion. Le vote c’est un comportement et dans une démocratie, tout le monde sait qu’il va y avoir des élections avec un choix défini de candidats et donc certaines possibilités de comportements. On peut aller voter, comme on peut ne pas le faire, on peut aller voter, mais on donne un vote blanc ou nul, ou choisir un candidat, parmi une short liste», explique encore M. Rivière.

Faire une enquête sur les intentions de vote ne veut donc pas dire qu’on anticipe sur les comportements. «On ne se lève pas tous les matins pour penser si X ou Y est un bon président, ou un bon Premier ministre», insiste l’intervenant. Qui ajoute : «Au même moment, le sondage d’opinion aide à savoir si on est assez, très peu satisfait, ou pas du tout satisfait, ce qui est totalement une autre chose que de l’anticipation du comportement électoral».


Emmanuel Rivière

L’opinion publique, la démocratie parfaite ?

Les sondages sont certes devenus la meilleure manière pour mesurer l’opinion, et si cela a marché c’est qu’il existe un besoin de mesurer celle-ci. Il y a même certains politistes-théoriciens qui ont appelé à vêtir les sondages d’opinion d’encore plus d’importance, en y voyant la manière la plus directe d’exercer la démocratie idéale. «Les adeptes de cette théorie ont ambitionné d’avoir en permanence l’expression de l’opinion publique. On avait essayé de théoriser l’opinion publique en disant qu’on n’aura pas besoin d’attendre les rendez-vous électoraux, qui pourront être anticipés par les sondages, permettant de savoir les attentes et les demandes des franges de la population», dit M. Rivière. C’est dire, en d’autres termes, qu’au lieu de donner à un groupe de gens des votes pour décider pour nous, on opterait pour une théorisation de la démocratie directe et parfaite, à travers la concrétisation de quatre points fondamentaux, à savoir : se débarrasser des despotes, mettre en place des instruments de la démocratie, remplacer l’ancien régime par un autre nouveau et assurer des élections régulières transparentes, de manière à rendre possible, du moins théoriquement, le gouvernement direct et permanent à travers l’opinion, à la condition que «cette opinion soit représentative d’une population intéressée par le débat, informée et capable de partager les controverses. Ce qui nécessite une population instruite et éclairée, une presse libre et pluraliste et surtout un débat pour que tout un chacun soit capable de discuter et de s’exprimer librement», affirme aussi Emmanuel Rivière.

Quoi qu’il en soit, les sondages d’opinion s’avèrent un élément qui complète le paysage démocratique dans toutes les contrées. Ils présentent des statistiques qui peuvent être commentés, analysés et disséqués de manière à avoir une vision la plus rapprochée possible de la réalité de l’opinion publique. Faire exprimer celle-ci n’est cependant pas toujours évident.

Des sondages pré-électoraux médiocres

Les dernières élections tenues en Tunisie ont montré qu’un long chemin est encore à faire. Pour Hichem Guerfali, directeur de la société de sondages d’opinion 3CEtudes, basée en France et en Tunisie, «les sondages effectués durant les derniers mois ont tous été faux». Il repose son accusation sur le manque de professionnalisme avec lequel ces études ont été menées.

Ceci est d’autant plus évident que certains de ces sondages d’opinion ont frôlé la manipulation de l’opinion publique. Certains partis politiques, qui ont amèrement échoué, en savent quelque chose, alors que certains sondages leur disaient qu’ils allaient devancer leurs concurrents.

Etant un mécanisme susceptible d’accorder une certaine visibilité non seulement pour les partis politiques, mais aussi à une panoplie d’organismes et d’institutions ainsi qu’au gouvernement, les sondages d’opinion doivent faire l’objet, en Tunisie, d’une réglementation rigoureuse, condition sine qua non pour qu’ils soient dotés de la crédibilité dont ils ont besoin. Cette réglementation, sur laquelle il va falloir se pencher d’urgence, devrait définir les principes et les domaines d’intervention.

Du côté des professionnels, on évoque le principe de l’autorégulation, soit un cadre législatif ou un code d’éthique qui est adopté à l’unanimité par l’ensemble des acteurs et leur servirait de «constitution».

En attendant que cela devienne une réalité, il faudrait tout d’abord que les acteurs se rehaussent à un certain niveau professionnel et matériel afin que la mission soit accomplie. Mais avant même de discuter tout cela, le respect de l’éthique doit s’imposer. Car les exemples de manipulation, de négligence et de clientélisme ont été multiples ces derniers temps.