Lundi, la Faculté des Lettres de Manouba a été occupée par des éléments salafistes extérieurs à l’établissement qui ont fermé tous les accès et empêché les cours. Jusqu’à hier, tard dans la soirée, ils occupaient encore les lieux.

Par Ridha Kéfi


Qui sont ces éléments et que demandent-ils ? Kapitalis a posé ces questions aux enseignants et responsables de la faculté. Selon eux, il s’agit d’éléments fondamentalistes pour la plupart étrangers à l’université. Ils ont perturbé les cours et exigé de rencontrer le doyen, l’historien Habib Kazdaghli, qui a accepté de recevoir leurs représentants.

«Niqab», non mixité et salle de prière

Les occupants ont demandé à l’administration de laisser les étudiantes portant le niqab suivre les cours normalement, c’est-à-dire «déguisées» dans un accoutrement qui les cache de la tête aux pieds. Ce qui est contraire à l’esprit même de l’enseignement républicain, aux règlements de l’université et aux lois du pays.

Autre revendication, tout aussi saugrenue : la séparation des garçons et des filles dans les salles de cours ; la mixité, une tradition bien ancrée dans les institutions républicaines, n’est visiblement pas de leur goût.

Enfin, ces éléments fondamentalistes exigent l’aménagement d’une salle de prière dans l’enceinte même de la faculté, comme si les mosquées manquaient dans les environs. Et comme le ridicule n’a pas de limite, l’un des «négociateurs» (puisqu’il faut les appeler ainsi) a estimé que le doyen Kazdaghli, en sa qualité de premier responsable de la faculté, serait le mieux à même d’y conduire lui-même les prières. C’est, en tout cas, ce qu’a confirmé à Kapitalis, Chokri Mabkhout, professeur de lettres et civilisation arabe et ex-doyen de la faculté des lettres de Manouba.

Caricature de 3am Ettaher

Le doyen Kazdaghli discute mais ne cède pas

La réponse de Habib Kazdaghli à ces revendications a été sans ambages : l’université est un endroit neutre. Il est ouvert uniquement aux étudiants et aux enseignants et ne saurait accepter l’intrusion de personnes étrangères à l’établissement sans raison valable et autorisation préalable. En d’autres termes : les intrus devraient porter leurs doléances à l’opinion publique et aux acteurs politiques, l’université devant rester en dehors des jeux politiciens.

Jusqu’à hier, tard dans la soirée, M. Kazdaghli était resté dans son bureau, accompagné de membre du syndicat de l’enseignement supérieur et d’enseignants de la faculté. Ces derniers voulaient être solidaires avec leur collègue et veiller à préserver l’établissement universitaire, un bien public national, d’autant que les assaillants ont décidé, pour leur part, d’observer un sit-in sur place.


Habib Kazdaghli

Selon des sources proches de M. Kazdaghli, c’est le doyen lui-même qui a refusé que les agents de sécurité, présents aux alentours de la Faculté, pénètrent à l’intérieur de l’établissement. Il en fait une question de principe : la police n’a pas sa place à l’intérieur de l’université, tant qu’aucune violence n’y a été commise.

Jeu de rôles, jeu de dupes?

Reste que face à ce nouvel épisode, où l’université est prise en otage par des fondamentalistes religieux, des questions méritent d’être posées. Et d’abord celle-ci : que pense le parti Ennahdha de tout cela ? Le silence du parti islamiste tunisien, vainqueur des élections de l’Assemblée constituante, le 23 octobre, est pour le moins assourdissant. Ses membres, au sein de la Faculté de la Manouba, s’ils ne se sont pas ouvertement associés à l’action des salafistes, n’en partagent pas moins les revendications. «Ils estiment que l’administration n’est pas assez coopérative et qu’elle doit, au moins, aménager une salle de prière», explique M. Mabkhout. En d’autres termes : Ennahdha ne condamne pas les intrusions d’éléments salafistes dans l’enceinte universitaire, mais il lui trouve des justifications.

De là à penser que nous assistons là à un jeu de rôles entre les deux mouvements, qui prennent en otage la société tunisienne en général et l’université tunisienne en particulier, il y a un pas que nous serions tentés de faire.

Par conséquent, les Ghannouchi, Jebali, Dilou, Daoulatli et autres Bhiri sont tenus d’expliquer leur position à ce sujet aux Tunisiens qu’ils s’apprêtent à gouverner. Il en va aussi de même des alliés d’Ennahdha dans la prochaine coalition gouvernementale, à savoir les dirigeants du Congrès pour la République (Cpr ou Al Moatamar) et du Forum démocratique pour le travail et les libertés (Fdtll ou Ettakatol), restés eux aussi étrangement silencieux face à ces épisodes pour le moins inquiétants.

Avec ces intrusions répétées d’éléments salafistes, l’université tunisienne se trouve, par ailleurs, dans une situation pour le moins paradoxale : car après avoir longtemps milité pour faire sortir la police de ces temples du savoir, ne voilà-t-il pas que les professeurs et les étudiants commencent à se demander si le retour de cette police ne serait pas aujourd’hui souhaitable afin de mettre hors de nuire les perturbateurs et assurer le bon déroulement des cours.

On ne peut faire plus longtemps l’économie de ce débat urgent…