Entretien avec l’homme chargé de redorer l’image du ministère de l’Intérieur, longtemps considéré comme un instrument de la répression politique. Et aujourd’hui à la croisée des chemins ?
Propos recueillis par Jamel Dridi
Opération séduction dans les sous-sol du ministère de l'Intérieur
Début 2011, comme vous le savez, le magnifique peuple tunisien nous a fait un joli cadeau. Et les médias se sont remis à écrire, parler, diffuser des images libres. Surtout, j’ai ré-entendu des politiciens, des ministres, etc., se remettre à dire des vérités et à faire ce qu’ils aiment le plus, communiquer.
Dans tout ce lot de muets devenus des «beaux parleurs» professionnels, un, a attiré mon attention. Je dois dire qu’il est même sorti du lot. Pourtant, avant cela, je ne le connaissais absolument pas. Ce n’est ni un ministre, ni un homme d’affaires influent. C’est le porte-parole du ministère de l’Intérieur, Hichem Meddeb. Voulant connaître davantage le personnage et surtout voir si le ministère de l’Intérieur était vraiment réformable, je suis allé le voir.
Nous sommes le lundi 21 novembre, fin de matinée. En gravissant les marches du ministère de l’Intérieur, j’ai une petite appréhension. Je me rappelle tout à coup mes 3 articles sur la police tunisienne, notamment ‘‘Tous les Tunisiens sont des Samir Feriani’’, sur Kapitalis, et, surtout, ‘‘Une bonne blague tunisienne’’, sur Nawaat, où je ne fus pas très tendre avec la police. Je me rappelle aussi les récits que j’ai lus sur les suppliciés de ce ministère. A cet instant, je me suis dit que je venais de me jeter dans la gueule du loup…
De plus, je me demandais maintenant si le personnage vu à la télé ne jouait finalement pas qu’un rôle de communicant et si je n’allais pas me retrouver en face d’un haut fonctionnaire à la réponse rigide et au ton doctoral.
«Bonjour M. Meddeb». «Bonjour» (Afin de voir ma marge de manœuvre durant cet entretien, je pose une petite question piège) : «Y a-t-il des conditions à notre échange ?» Surprise de mon interlocuteur qui, non seulement me rassure mais qui quitte la chaise derrière son bureau et vient s’asseoir en face de moi de manière très détendue en me disant : «Il n’y a aucune condition. Vous faites comme vous voulez. Vous me filmez, vous m’enregistrez et/ou vous prenez des notes, c’est vous qui dirigez l’entretien et je réponds aux questions».
Je suis bien en face d’un agréable et redoutable communicant. L’entretien peut commencer.
Kapitalis : Quel est l’état d’esprit des forces de l’ordre aujourd’hui ?
Hichem Meddeb : Aujourd’hui, ça va mieux, mais ça n’a pas toujours été le cas. Permettez-moi d’ailleurs de revenir à la période qui a immédiatement suivi le 14 janvier 2011.
Elle fut extrêmement difficile pour l’appareil sécuritaire du pays. Il a subi un grand choc en raison de sa remise en question permanente par la population, la société civile, les médias, etc.
Pour être honnête, même si cela fut justifié et on y reviendra plus tard, la police a été un bouc émissaire facile. Il y a donc eu un sentiment, disons, négatif et de démotivation au sein des forces de l’ordre.
Mais à partir de mars 2011, il y a eu un nouveau discours qui a été adressé aux forces de l’ordre. Un discours plus équilibré. Le message était qu’il fallait désormais respecter totalement les droits du citoyen mais, aussi, que la police pouvait aider à mener cette révolution à bien. Comment? En évitant que la révolution soit décrédibilisée en se transformant en anarchie (due aux voleurs, aux profiteurs du désordre, etc).
Les agents de sécurité ont pu reprendre une certaine confiance et assurer de plus en plus efficacement leur rôle en cette délicate période post-révolutionnaire.
Revenons effectivement sur les abus policiers passés. Vous reconnaissez qu’il y en a eus ?
Oui, incontestablement ; personne ne peut le nier. Et comme je vous l’ai dit, parallèlement au discours consistant à re-motiver les troupes, il y a une communication franche pour dire que les erreurs du passé ne devaient plus êtres répétées.
La police tunisienne se cherche une nouvelle image
Par ailleurs, comme vous le savez, il y a eu des sanctions. Pour vous donner un chiffre, sachez qu’une centaine d’officiers et d’agent ont été poursuivis judiciairement et licenciés de la police. D’autres font l’objet d’enquêtes approfondies ou sont poursuivis en justice.
Mais je tiens à souligner ici très fort que ces «brebis galeuses» ne sont pas représentatives des milliers d’agents qui font correctement leur travail, parfois dans des conditions très difficiles.
Quel est justement l’état sécuritaire du pays ?
La police travaille beaucoup, et pour vous donner un ordre de comparaison, voici quelques chiffres. Pour l’année 2010, la police a traité 120.000 infractions (toutes gravités confondues) alors que pour les dix premiers mois de 2011, nous en sommes déjà à 181.000 dossiers traités.
L’augmentation des chiffres s’explique par les nombreux débordements qui ont eu lieu surtout au début de l’année 2011.
La police tunisienne arrivera-t-elle à se mettre à niveau
Nous occupons le terrain et faisons tout pour que cette révolution réussisse.
Pour vous, le plus difficile est-il derrière nous ?
Même s’il faut toujours être prudent, je peux répondre que oui. Les Tunisiens travaillent, sortent, vont à leurs occupations et loisirs ; et la vie est presque redevenue normale.
Il reste des choses à améliorer et il y aura peut être des soubresauts mais on peut dire que, dans l’ensemble, la situation est maîtrisée.
Mais alors pourquoi ce sentiment parfois diffus d’insécurité et de troubles continus ?
Vous avez raison de poser la question. Paradoxalement la liberté apportée par la démocratie a créé des situations inédites pour les forces de l’ordre, comme la grève et les sit-in.
Avant toute chose, je souligne clairement ici que le droit de grève, qui est prévu par la loi, est totalement respecté par la police. Mais il faut avouer que ce phénomène n’existait pas avant le 14 janvier et la police n’avait pas l’habitude de les traiter.
Aujourd’hui, nous faisons face à deux types de situations.
La première est lorsque les choses se passent dans le calme même s’il y a des débordements mineurs.
Dans ce type de situation, nous agissons avec douceur dans la mesure du possible. Nous gérons calmement ces manifestations pacifiques ce qui peut donner parfois l’impression qu’il y a un laisser-faire alors que ce n’est pas le cas. Nous souhaitons simplement agir avec discernement.
Cette gestion peut prendre plus de temps et peut donner l’impression d’un désordre peu violent mais permanent.
Le deuxième type de situation est quand certains, hélas, masquent leur volonté de casser et commettre du désordre sous prétexte qu’ils expriment des revendications salariales. Ceux-là ne respectent pas la loi et nous tâchons de les empêcher de nuire. Et comme partout ailleurs, il peut y avoir des affrontements entre manifestants violents et forces de l’ordre. Cela n’a pas lieu qu’en Tunisie, mais partout dans le monde. Ce type d’événement spectaculaire avec des affrontements entre forces de l’ordre et manifestants peut, s’il a lieu souvent, susciter une sorte de malaise général dans la société.
Sur la sécurité, qu’avez-vous envie de dire aux potentiels touristes qui liraient cet entretien ?
J’aimerais dire que nous n’avons eu aucun touriste blessé pendant la révolution. Aucune représentation diplomatique touchée que ce soit une ambassade, un consulat ou un espace culturel (il faut savoir qu’il y a plus de 500 points diplomatiques en Tunisie).
Le Tunisien ne mélange pas tout et sait que le tourisme fait vivre une grande partie de la population. Mais mieux encore : le Tunisien est foncièrement accueillant et ouvert sur les autres cultures. Tenez ! Regardez aujourd’hui même sur l’avenue Bourguiba, il y a de nombreux touristes qui se portent très bien et qui semblent heureux d’être ici.
On dirait que le ministère de l’Intérieur essaie de faire sa révolution en matière de communication. On pense notamment au match de foot (de l’Espérance) où la police a offert des roses aux spectateurs ?
Oui, vous avez raison mais il ne s’agit pas seulement de juste faire une communication cosmétique.
Nous communiquons car la police ne souhaite sincèrement pas rester prisonnière de l’image terrible du passé. Nous souhaitons vraiment nous rapprocher du citoyen et remplir notre mission première qui est de protéger la société.
Avec cette communication, nous montrons notre travail au quotidien. Le ministère de l’Intérieur doit être transparent pour le citoyen et nous travaillons dans ce sens.
Pour la distribution de roses dont vous parlez, ça ne s’est pas passé totalement comme cela. En fait, nous avons fait cette opération en collaboration avec l’équipe de foot. Les joueurs ont donné les roses aux policiers qui les ont remis aux spectateurs.
Je tiens d’ailleurs à souligner le comportement exemplaire de ces spectateurs et leur dit bravo.
Mais le ministère de l’Intérieur est-il réformable ?
Chaque policier, qu’il soit homme ou femme, a une famille, des frères, des sœurs qui ont souffert à un degré ou à un autre de la situation tunisienne passée (le non partage des richesses, le chômage, etc.). Ce que je veux vous dire, c’est que chaque policier fait partie de ce peuple qui s’est révolté. Les policiers veulent, comme tous les autres Tunisiens, que la Tunisie évolue et sont donc près, eux mêmes, à évoluer.
Il y a du travail mais oui, le ministère de l’Intérieur est réformable et va d’ailleurs se réformer.
Mais alors parlons de ce qu’il faut faire pour que la police se réforme en profondeur. Y a-t-il des pistes, des solutions qui vont être mises en place ?
Oui bien sûr que nous avons déjà mis en place des solutions et d’autres vont suivre.
Il faut savoir que depuis des mois, nous regardons humblement autour de nous les pays qui ont traversé une période comme la nôtre. Par exemple, l’Espagne qui a connu une transition similaire à la nôtre après la dictature franquiste. Nous avons reçu ici le ministre de l’Intérieur espagnol pour en parler et avons formé des groupes de travail avec des policiers espagnols pour apprendre de leur expérience.
Nous bénéficions aussi de l’aide de Francopol qui regroupe les policiers des pays francophones et avons aussi une collaboration avec l’Union européenne (UE).
Nous voulons vraiment être ambitieux et réformer la police. Un plan est en projet. Il touche plusieurs domaines, comme la formation de nos agents, les moyens pour avoir une réponse sécuritaire graduée et pour protéger le citoyen des dérives policières. Tenez, à ce sujet, je vous donne un exemple. Pourquoi ne pas équiper les commissariats de caméras. Elles protégeraient le citoyen d’abus mais elles protègeraient aussi les policiers de fausses accusations de la part de citoyens qui mentiraient ?
Il y a beaucoup d’idées que nous souhaitons mettre en place.
Au risque de vous fâcher, on veut bien vous croire quand à cette volonté de changement mais le plus grand problème a été la politisation à outrance de la police. Qu’est ce qui garantit que désormais la police ne va plus être utilisée comme un instrument politique par tel ministre ou tel homme influent politicien ou non ?
Encore une fois, le temps des questions connues d’avance et de la «darbouka» est derrière nous (rire). Vous ne me fâchez donc pas et posez-moi vos questions librement.
Pour répondre à votre question, vraiment, je vous le redis, à la suite du 14 janvier, il y a eu un choc au sein des forces de l’ordre et notamment les cadres.
Dès son arrivée au ministère, le ministre Habib Essid l’a compris et a diagnostiqué la nécessité d’éloigner la police du pouvoir politique. Il a clairement dit aux agents que, désormais, et j’insiste fortement sur ce point, la police devait être déconnectée du pouvoir politique. La connivence entre le ministère de l’Intérieur et le pouvoir politique aux dépens du citoyen ne devait plus avoir lieu.
Croyez moi, nous n’avons plus le choix, pour le bien et la stabilité de notre pays, la police doit être au service du citoyen et non contre lui.