Ce n’est pas encore Kasbah I et II, mais Bardo I y ressemble déjà beaucoup. Des centaines de Tunisiens campent devant le Palais du Bardo avec tentes, pancartes, slogans et revendications... Un air de déjà vu…
Par Zohra Abid
A chacun sa revendication. Mais tous semblent décidés à y rester le temps qu’il faut. L’essentiel pour eux, c’est qu’on les écoute et que ceux qui sont en train de concevoir l’avenir de la Tunisie, au sein de l’Assemblée constituante, prêtent attention à leurs revendications. Ici, on ne parle pas d’un seul changement, comme ce fut le cas au lendemain de la révolution à la Kasbah I et la Kasbah II, qui ont abouti à la destitution du premier et deuxième gouvernements de transition de Mohammed Ghannouchi, ancien Premier ministre de Ben Ali. Aujourd’hui, 11 mois après la révolution (et 38 jours après les premières élections libres et démocratiques), il y a encore des mécontents et une batterie de demandes qui n’attendent pas.
Je ne supporterai pas une nouvelle dictature
Le travail est un droit
Au cœur du Bardo, la place est quadrillée par une armada d’agents de l’ordre. En petits cercles ou petites rondes, tout le monde discute calmement. Et tant qu’il n’y a ni accrochage, ni violence, il n’y a ni gaz lacrymogène ni tirs en l’air pour disperser la foule.
Attablée, devant son ordi, Dalila Msaddek, une militante indépendante, son Gsm collé à l’oreille, observe son sit-in depuis la veille. «Non, tout va bien. Pour les couvertures, on a assez. Des citoyens nous ont dépannés», cause-t-elle au téléphone. Raja Ben Frej, une autre militante indépendante, dit qu’il ne faut pas se laisser faire et tant qu’il est encore temps, il faut qu’Ennahdha revoie sa copie et n’essaie pas de s’accaparer le gros lot, par allusion à la proposition d’organisation des pouvoirs provisoires qui donnent trop de pouvoirs au prochain Premier ministre. Les filles disent qu’elles ont soumis, dès le matin, à des représentants de l’Assemblée nationale constituante, une dizaine de revendications et qu’elles attendent leurs réponses.
Les deux militantes
A côté d’un patchwork de tentes, l’universitaire Ameur Dhaheri parle, la tête reposée, de Gafsa et de ses hommes dans l’histoire du pays, du Bassin minier, des emplois... «Lorsqu’on n’a pas faim, on peut manifester pour demander la liberté. Mais lorsqu’on est dans la misère jusqu’au cou, on demande du pain, un toit... et là, la liberté devient secondaire», dit l’universitaire.
Devant sa petite tente plantée depuis quelques heures, le jeune Mohamed Mabrouk est arrivé de sa Gafsa natale. «Nous sommes là pour qu’il y ait un partage égal de nos richesses. C’est cela l’objectif de notre révolution. Nous sommes contre les ennemis de la révolution. Que le gouvernement soit de tendance islamique, laïque, de gauche ou de droite, c’est le dernier de nos soucis. Nous voulons un travail. En un mot, nous réclamons notre droit, notre dignité de citoyen», réclame le diplômé en électronique.
Les voilées aussi ne sont pas contentes
Pas loin de lui, les filles prennent une collation : un sandwich, un cornet de popcorn ou un autre praliné acheté à un vendeur ambulant...
A chacun son idéologie
Entre les tentes, les filles et les garçons ont de l’esprit à en revendre. Leurs slogans estampillés à chaud sur du carton, de petits mots exprimant le mal qui les hante. «Ce que propose Ennahdha, c’est ce qu’a proposé Ben Ali en 1987. Nous n’avons pas chassé une dictature pour la remplacer par une autre, d’un type nouveau», racontent les filles entre elles. Aînées et cadettes sur la même longueur d’ondes.
On dresse les tentes...
Sur notre chemin, Nizar Kadri brandit deux pancartes à la fois. Sur l’une, on lit : «Une Tunisienne avec ou sans niqab, c’est le symbole de la Tunisie plurielle» ; et sur l’autre : «A chacun sa vision, tous libres».
Nizar est anthropologue. Il parle en tant que citoyen du monde. Selon lui, il faut apprendre à s’accepter les uns et les autres, peu importe le son degré de différence. «La Tunisie est en train de vivre un séisme extraordinaire. Il faut assumer ce changement. Celle qui porte le niqab fréquente l’université, c’est extraordinaire. Logiquement parlant, elle ne peut pas ressembler à sa sœur en Afghanistan ou ailleurs», explique Nizar.
En face de lui, Fawez Ben Massoud, un étudiant en philosophie, semble au centre du monde. Il balance tout ce qu’il a sur le cœur : «Des étudiants non boursiers, le restaurant universitaire de la Rabta fermé, un système éducatif nul, où l’on n’apprend rien et à la fin des études, on nous couronne d’un diplôme qui ne mènera nulle part».
Dans la foule qui enfle au fil des heures, des figures symboliques. Des universitaires éminents, des artistes, des hommes de culture, des militants de gauche, de droite, du centre, des indépendants et autres islamistes. Hamma Hammami, Chokri Belaïd, quelques Cpristes de Moncef Marzouki, des Ettakatolistes comme Khalil Zaouia...
Une nuit d’hiver sous la tente
Entre des syndicalistes de l’Union générale tunisienne du travail (Ugtt) et un groupe de jeunes, ça discute, un peu fort. Tout le monde semble sur ses nerfs. Le débat allait à moins un tourner au vinaigre. «Allez, les gars, on se clame. Nous ne sommes pas contre l’Ugtt, mais ceux qui sont dans la centrale avec leur lot d’abus doivent dégager», intervient un sage d’un certain âge. A droite, à gauche, là où on tourne la tête, le débat est d’un certain niveau. Des discussions qui tournent souvent en boucle et sur les mêmes sujets : la liberté, la dignité, le travail... Mais pas d’intrus pour semer des troubles.
Des filles en niqab, des garçons de la même famille salafiste... et des jeunes de leur âge se haïssent courtoisement, se parlent sans que l’un ou l’autre avance ou change d’avis. Ils finissent par se quitter, les petits cercles s’effilochent, peu à peu et chacun est plus que jamais sur sa position.
Adossées contre la grille du Palais de Bardo, entre les plantes grimpantes et les buissons, les filles s’occupent de la pile des matelas en mousse. Les garçons arrivent, quant à eux, avec des couvertures en laine, les déballent et se préparent pour passer la nuit. «Ils sont déjà sur la route, ça y est ! Cool !», lance un jeune étudiant. Qui annonce à ses copains que les bus viennent de quitter Sousse, Monastir, Gafsa, Bouârada... Pour se joindre au sit-in du Bardo I. Beaucoup d’ambiance en perspective...