Entretien avec Yves Aubin de la Messuzière, ex-ambassadeur de France à Tunis, auteur de ‘‘Mes années Ben Ali (2002-2005)’’. Témoignage éclairant sur le quotidien d’un diplomate sous un régime verrouillé.
Propos recueillis par Emmanuelle Houerbi
Kapitalis : Pourquoi avez-vous décidé d’écrire un livre relatant votre expérience d’ambassadeur de France en Tunisie sous le régime de Ben Ali ?
Yves Aubin de la Messuzière : Lorsque les éditions Cérès m’ont contacté au lendemain de la révolution, j’ai pensé que mon témoignage pourrait apporter un éclairage sur la réalité de la diplomatie française en Tunisie depuis 1998, année à partir de laquelle j’ai été en charge du Maghreb et du Moyen-Orient auprès du ministre français des Affaires étrangères.
Au lendemain de la révolution, les diplomates français ont été la cible de toutes les attaques et ont été collectivement accusés de ne rien avoir vu venir, au contraire des Américains dont la lucidité était attestée par les révélations de Wikileaks. Ce livre est en grande partie une réaction à ces accusations.
J’affirme que les diplomates français en Tunisie ont été largement conscients de la réalité du régime et de la situation sociale et démographique alarmante du pays et qu’ils en ont régulièrement informé le gouvernement. J’en veux pour preuve deux télégrammes diplomatiques que le quai d’Orsay m’a autorisé à publier en annexe de mon livre. Il s’agit d’«une réflexion prospective sur la Tunisie de 2010» en mai 2003 et de «Tunisie, l’envers du décor» en avril 2005, où les différents problèmes étaient clairement pointés du doigt.
La décision de publier ces documents frappés du sceau du secret revient à faire une sorte de Wikileaks volontaire et assumé. L’activité d’un ambassadeur est toujours entourée de mystère notamment sous les régimes autoritaires, et il est bon parfois de pouvoir sortir du silence, notamment lorsque l’on se sent attaqué.
Comment définiriez-vous l’attitude française à l’égard du régime Ben Ali ?
Comme la plupart des partenaires de la Tunisie, la France a fait preuve d’une grande faiblesse sur la question des droits de l’homme et des libertés publiques, se basant en grande partie sur des préjugés bien ancrés : Ben Ali comme rempart contre l’islamisme radical, l’existence d’un «pacte social» solide, la docilité du peuple tunisien... Et, bien sûr, on ne compte plus les déclarations intempestives qui ont donné de notre pays une image désastreuse.
Notre diplomatie en général a souffert et souffre encore de la politique intérieure de la France. Pour vous donner un exemple : j’avais présenté en 2000 au ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine un plan d’action pour le Maghreb dans lequel je mettais l’accent sur les menaces pesant sur la stabilité du régime, dont notamment l’augmentation du nombre des jeunes diplômés sans emploi. Malheureusement les préconisations de ce plan n’ont pas été mises en œuvre par manque de volonté politique et en raison du changement de majorité au gouvernement.
Toutefois, malgré cette faiblesse coupable, je dois dire que les relations entre nos deux pays étaient loin d’être chaleureuses et que l’attitude des politiques vis-à-vis du régime était plurielle. De l’indifférence d’un Villepin à la rigidité d’un Jospin en passant par les erreurs d’un Chirac ou par le soutien décomplexé d’un Sarkozy, la palette était large.
En outre, je tiens pour finir à souligner que notre diplomatie n’a de loin pas été aussi désastreuse que celle de l’Italie, qui avait comme unique souci les contrats commerciaux et qui a décerné un nombre impressionnant de médailles et de décorations au président Ben Ali et à son épouse ! Fort heureusement, malgré toutes les pressions subies, la France n’a jamais décerné à Ben Ali la médaille de l’Académie française que son entourage réclamait.
Vous racontez dans votre livre vos années d’ambassadeur de 2002 à 2005 : pouvez-nous nous en donner un aperçu ?
Mon séjour en Tunisie a été une expérience intense, marquée d’une part par la rencontre de personnes exceptionnelles, y compris au sein du gouvernement, mais d’autre part par des pressions très pénibles qui sont allées en s’aggravant. Mon statut d’ambassadeur n’était en aucun cas une protection contre un flicage quotidien, y compris de mes amis et de mes proches, situation qui m’a d’ailleurs convaincu de refuser la prolongation de ma mission.
Bien que de toute évidence rien n’échappait au palais de Carthage, je n’ai eu que peu de contacts directs avec le président lui-même, et mes principaux interlocuteurs étaient certains ministres et les deux conseillers du prince : Abdelaziz Ben Dhia et Abdelwahab Abdallah. Si je pouvais obtenir certaines concessions du premier, le second était intraitable et ne pouvait entendre raison. Je lui ai maintes fois répété que sa politique de verrouillage des médias était contre-productive et je m’opposais sans cesse à ses nombreuses exigences. Notamment, pendant toutes ces années, ma femme et moi avons tenu à ouvrir nos portes à l’ensemble de la société tunisienne, y compris aux différents acteurs de la société civile et aux opposants politiques.
Dans ces conditions, le quotidien n’était pas des plus confortables, mais cela correspondait à l’image que je me faisais du métier d’ambassadeur. Nommé ensuite à Rome, où les décisions politiques se faisaient pour ainsi dire sans moi, j’ai compris la différence. Je me sentais inutile et isolé dans mon musée, ressemblant de plus en plus à l’image Ferrero Rocher qui colle aux ambassadeurs.
Je tiens d’ailleurs pour finir à remercier chaleureusement mes nombreux amis Tunisiens qui, par leurs visites régulières et par leur amitié indéfectible, ont égayé et rempli mon exil doré en Italie !
Ben Ali et la France ou le Wikileaks d’un ambassadeur français
Entretien avec Yves Aubin de la Messuzière, ex-ambassadeur de France à Tunis, auteur de ‘‘Mes années Ben Ali (2002-2005)’’. Témoignage éclairant sur le quotidien d’un diplomate sous un régime verrouillé.
Propos recueillis par Emmanuelle Houerbi
Kapitalis : Pourquoi avez-vous décidé d’écrire un livre relatant votre expérience d’ambassadeur de France en Tunisie sous le régime de Ben Ali?
Yves Aubin de la Messuzière: Lorsque les éditions Cérès m’ont contacté au lendemain de la révolution, j’ai pensé que mon témoignage pourrait apporter un éclairage sur la réalité de la diplomatie française en Tunisie depuis 1998, année à partir de laquelle j’ai été en charge du Maghreb et du Moyen-Orient auprès du ministre français des Affaires étrangères.
Au lendemain de la révolution, les diplomates français ont été la cible de toutes les attaques et ont été collectivement accusés de ne rien avoir vu venir, au contraire des Américains dont la lucidité était attestée par les révélations de Wikileaks. Ce livre est en grande partie une réaction à ces accusations.
J’affirme que les diplomates français en Tunisie ont été largement conscients de la réalité du régime et de la situation sociale et démographique alarmante du pays et qu’ils en ont régulièrement informé le gouvernement. J’en veux pour preuve deux télégrammes diplomatiques que le quai d’Orsay m’a autorisé à publier en annexe de mon livre. Il s’agit d’«une réflexion prospective sur la Tunisie de 2010» en mai 2003 et de «Tunisie, l’envers du décor» en avril 2005, où les différents problèmes étaient clairement pointés du doigt.
La décision de publier ces documents frappés du sceau du secret revient à faire une sorte de Wikileaks volontaire et assumé. L’activité d’un ambassadeur est toujours entourée de mystère notamment sous les régimes autoritaires, et il est bon parfois de pouvoir sortir du silence, notamment lorsque l’on se sent attaqué.
Comment définiriez-vous l’attitude française à l’égard du régime Ben Ali?
Comme la plupart des partenaires de la Tunisie, la France a fait preuve d’une grande faiblessesur la question des droits de l’homme et des libertés publiques, se basant en grande partie sur des préjugés bien ancrés: Ben Ali comme rempart contre l’islamisme radical, l’existence d’un «pacte social» solide, la docilité du peuple tunisien... Et, bien sûr, on ne compte plus les déclarations intempestives qui ont donné de notre pays une image désastreuse.
Notre diplomatie en général a souffert et souffre encore de la politique intérieure de la France. Pour vous donner un exemple: j’avais présenté en 2000 au ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine un plan d’action pour le Maghreb dans lequel je mettais l’accent sur les menaces pesant sur la stabilité du régime, dont notamment l’augmentation du nombre des jeunes diplômés sans emploi. Malheureusement les préconisations de ce plan n’ont pas été mises en œuvre par manque de volonté politique et en raison du changement de majorité au gouvernement.
Toutefois, malgré cette faiblesse coupable, je dois dire que les relations entre nos deux pays étaient loin d’être chaleureuses et que l’attitude des politiques vis-à-vis du régime était plurielle. De l’indifférence d’un Villepin à la rigidité d’un Jospin en passant par les erreurs d’un Chirac ou par le soutien décomplexé d’un Sarkozy, la palette était large.
En outre, je tiens pour finir à souligner que notre diplomatie n’a de loin pas été aussi désastreuse que celle de l’Italie, qui avait comme unique souci les contrats commerciaux et qui a décerné un nombre impressionnant de médailles et de décorations au président Ben Ali et à son épouse! Fort heureusement, malgré toutes les pressions subies, la France n’a jamais décerné à Ben Ali la médaille de l’Académie française que son entourage réclamait.
Vous racontez dans votre livre vos années d’ambassadeur de 2002 à 2005: pouvez-nous nous en donner un aperçu?
Mon séjour en Tunisie a été une expérience intense, marquée d’une part par la rencontre de personnes exceptionnelles, y compris au sein du gouvernement, mais d’autre part par des pressions très pénibles qui sont allées en s’aggravant. Mon statut d’ambassadeur n’était en aucun cas une protection contre un flicage quotidien, y compris de mes amis et de mes proches, situation qui m’a d’ailleurs convaincu de refuser la prolongation de ma mission.
Bien que de toute évidence rien n’échappait au palais de Carthage, je n’ai eu que peu de contacts directs avec le président lui-même, et mes principaux interlocuteurs étaient certains ministres et les deux conseillers du prince: Abdelaziz Ben Dhia et Abdelwahab Abdallah. Si je pouvais obtenir certaines concessions du premier, le second était intraitable et ne pouvait entendre raison. Je lui ai maintes fois répété que sa politique de verrouillage des médias était contre-productive et je m’opposais sans cesse à ses nombreuses exigences. Notamment, pendant toutes ces années, ma femme et moi avons tenu à ouvrir nos portes à l’ensemble de la société tunisienne, y compris aux différents acteurs de la société civile et aux opposants politiques.
Dans ces conditions, le quotidien n’était pas des plus confortables, mais cela correspondait à l’image que je me faisais du métier d’ambassadeur. Nommé ensuite à Rome, où les décisions politiques se faisaient pour ainsi dire sans moi, j’ai compris la différence. Je me sentais inutile et isolé dans mon musée, ressemblant de plus en plus à l’image Ferrero Rocher qui colle aux ambassadeurs.
Je tiens d’ailleurs pour finir à remercier chaleureusement mes nombreux amis Tunisiens qui, par leurs visites régulières et par leur amitié indéfectible, ont égayé et rempli mon exil doré en Italie!