A l’entrée de l’Assemblée nationale où les 217 constituants siégeaient encore samedi en fin d’après-midi pour l’adoption du «petit Destour», les sit-ineurs du Bardo continuaient à pousser la chanson.

Reportage de Zohra Abid


Voilà plus d’une dizaine de jours qu’ils squattent la place. Qu’il pleuve ou qu’il vente, ils sont là. Sous leurs tentes de fortune, logés à la même enseigne, ils sont décidés à observer leur sit-in, le temps qu’il faut. Pour que ça change dans le pays. Ils sont venus de toutes les régions du pays, filles et garçons, jeunes et moins jeunes pour une batterie de demandes.

Rendez-moi ma voix !

En cet après-midi de fin d’automne, il a fait assez beau sur Tunis. La place grouille comme une ruche d’abeilles. On bourdonne de tout côté et à chacun sa petite rengaine. Il suffit qu’ils voient à l’horizon un constituant pour qu’ils se dépêchent et essaiment autour de lui pour lui rappeler leurs droits de citoyen : l’emploi, la pauvreté, les régions, le pouvoir d’achat... bref les objectifs de la révolution.

Les élus du peuple leur prêtent oreille. En voilà, un Nahdaoui, un Cpriste, un Takkatoliste, un Pdpiste, un Qotbiste, un d’Al-Badil ou un autre d’Al Âridha qui leur promet des merveilles... Tous semblent écouter ce beau monde dont les demandes n’en finissent pas.

Adossée aux grillages couverts de plantes grimpantes, Mona, jean moulé, pied sur pied, picore dans son sachet de pop-corn acheté tout chaud sur place. Elle dit qu’elle est furieuse et en veut à son parti Ettakatol : «Si j'avais su que Mustapha Ben Jaâfar n’était pas très loin de s’allier avec Ennahdha, je n’aurais jamais voté pour lui», dit l’étudiante qui, depuis 5 jours, fait l’école buissonnière et campe avec une foule d’étudiants de son âge. Sa voisine regrette, elle aussi, d’avoir donné sa voix à Moncef Marzouki. Pour elle, c’est un «Nahdaoui déguisé et pour le siège de la présidence, il a vendu son âme au diable».


Les chômeurs défilent en rang d'oignons

La fac, les Salafistes, le Premier ministre...

Sur un matelas, à même le gazon, Sana, un petit bout de femme, badigeonne des graffitis sur une toile de deux mètres. Elle veut la tendre avec les autres affiches du côté de la barrière qui fait barrage entre les sit-ineurs et la chaussée, bien gardée par la police en civil ou en uniforme.
Sana, comme Mona et les autres, veut reprendre au plus vite ses cours à la fac, fermée depuis qu’un groupe de salafistes ont occupé les lieux et exigé du doyen de se plier à leurs ordres, notamment le port du niqab et l’aménagement d’un espace pour la prière. «Il paraît que des agents de la Garde nationale sont entrés en négociation avec ces gens-là qui ne sont même pas des étudiants. Apparemment en vain. Je ne sais pas comment nous allons faire pour que ça s’arrête, enfin !», dit Sana, les bouts de ses ongles limés entachés de peinture à l’huile. Elle ajoute qu’il n’est pas question de céder. «Ils ne sont même pas 300 personnes. Ils sont en faute et le gouvernement se tient en spectateur. Mais que fait Béji Caïd Essebsi ?», se demande Salim, le professeur, la trentaine, qui accuse le Premier ministre sortant de laxisme.

Ses voisins venus du Bassin minier sont sur une autre planète. Ils se moquent royalement «du niqab, du string, des bars et des mosquées». Ils veulent leur droit au travail.

Un peu plus loin, dans le même périmètre d’une cinquantaine de mètres, un petit cercle vient de se constituer. Filles et garçons, jeunes et moins jeunes crient : «Awfia, lechouhda, awfia...» (Fidèles à la mémoire des martyrs). Ça crie de plus en plus fort. Ça monte en crescendo à la vue d’un politique qui passe.

Les chômeurs en rang d’oignons

De l’autre côté, ça crie aussi. Un groupe de jeunes chômeurs fendent la foule au milieu pour pouvoir passer. Ils portent un tablier blanc (c’est leur bleu de travail). En file indienne, ils vont et reviennent et se font remarquer.

De l’autre côté de la barrière, on vend des cacahuètes, des pralinés, et n’importe quoi. Là, il y a du pain sur la planche... Pour un petit creux, on fait aussi la queue.

A une enjambée, une mendiante, la trentaine. Puis une autre, ses vêtements tout en lanières. Ensuite une autre, plus âgée... L’agent de la sécurité leur demande d’évacuer la chaussée afin de laisser les voitures passer. Une autre dame, la cinquantaine, la voix cassée lui crie au visage : «Je veux une aide. ‘‘Elhakem’’ doit me verser des sous, c’est mon droit de citoyenne. Je n’ai même pas un toit. Je suis venu de Kairouan et je suis là pour réclamer mon droit... Depuis que l’usine où je travaillais a fermé, je vis comme une clocharde». L’agent ne l’écoutant même pas, regarde ailleurs. Il est vite entré en négociation avec un jeune couple. La tension monte, puis tout d’un coup retombe, on voit alors le couple et l’agent tout sourire.

A la tombée de la nuit, quelques lampadaires fonctionnent. Ils diffusent des lumières tamisées. Les jeunes et moins jeunes se baladent, discutent et parlent de la politique. Soudain, un jeune crie : «Mon Dieu, on m’a piqué mon portable dans la poche de mon blouson». Personne ne fait l’effort pour s’intéresser à son cas. C’est le dernier souci de tout le monde.

Les benaliens relèvent la tête

Au coin de la rue, une ronde de sages parle de la possibilité d’inscrire les droits de l’Homme dans la constituante. Au milieu de cette foule, on se raconte des choses. «Vous croyez qu’il va y avoir un jour une réconciliation ? Et Zaba et ses collabos vont-il payer un jour tous les crimes qu’ils ont commis ? Et les avoirs gelés en Occident vont-ils un jour être récupérés ?»

Que de questions... L’avenir semble incertain dans un pays où tout est encore confus. Les zabatistes (ou benaliens) sont déjà à tous les étages, et commencent à relever la tête et à élever la voix. Effrontément, sûrs d’eux. «Tunisiens, Tunisiennes, votre révolution est déjà presque enterrée !», lance un jeune, avec une douloureuse ironie.

Sana vient de ranger ses toiles et ses tubes de couleurs et se prépare pour rentrer à la maison. «Mes parents me laissent venir seulement le jour pour soutenir les sit-ineurs. Quant la nuit tombe, je rentre chez moi. Là, c’est une question de sécurité. Mais, ne vous inquiétez pas, demain, je prendrai le premier métro du Tgm», dit l’étudiante qui, pour le moment, a de quoi s’occuper. En attendant la réouverture de la faculté et de revenir aux bancs de son université. Et demain est un autre jour…