Maintenant que les Tunisiens ont parlé, pourquoi ne pas revoir l’installation de la présidence de la république et rendre le Palais de Carthage au peuple ?

Par Youssef Cherif


Pour une majorité d’historiens, l’Histoire de la Tunisie commence par Carthage, 814 BCE étant l’Année Zéro ; l’image qui se reflète ainsi du pays d’avant les Phéniciens est celle d’un néant primordial. Pour plus de mille ans, la ville fut une plaque tournante de la Méditerranée : métropole punique puis mégalopole romaine, elle se démarqua comme un centre politique, économique et culturel rivalisant avec Rome et Alexandrie.

Tombée en désuétude avec les conquêtes arabes, son blason fut redoré à l’arrivée des Français. Le destin de la ville antique, passant d’orientale (phénicienne) à occidentale (romaine), a séduit les penseurs du colonialisme qui y ont vu un précédent à leur entreprise dite «civilisatrice». Les notables Français y ont donc élu domicile, de même que le Secrétaire général (français) du gouvernement et le dernier Bey de Tunis qui, à la manière des rejetons Turcs qui ont délaissé le Topkapi ottoman au profit du Dolmabahce néoclassique, a préféré le Palais Zarrouk (aujourd’hui Beit El Hikma) au Bardo de ses ancêtres.

Bourguiba élit domicile à Carthage

Au lendemain de la proclamation de la République, Bourguiba, fondateur de l’Etat-Nation de Tunisie, a choisi Carthage comme centre du pouvoir : il était le successeur d’Hannibal, le Jugurtha qui a réussi. Voulant couper les ponts avec le régime beylical, il transforma le Palais Zarrouk en administration, et décida de confisquer la villa du Secrétaire général du gouvernement, donnant à Clément Cacoub le soin d’imaginer un palais arabo-andalous qui la remplacera.

La frénésie postcoloniale, les lendemains qui chantent, le charisme bourguibien et la bassesse des hommes de cour firent en sorte que personne ou presque ne parla du désastre archéologique qui s’effectua alors. Carthage, immense chantier archéologique, fut grandement chamboulée par les constructions des Français, et les suiveurs du Combattant Suprême continuèrent cette œuvre.


Marzouki au Palais de Carthage

La même chose se répéta sous Mr. Ben Ali.

Toute maison à étage demandait des fondations profondes ; à chaque trou creusé mille ans d’Histoire disparaissaient. Des lois furent proclamées à partir des années 1970 – sous l’égide de l’Unesco – interdisant toute construction sur le site, mais restées non-applicables aux cercles du pouvoir.

2011 est une autre Année Zéro du calendrier tunisien, résultat d’une action populaire pure, le Vox Populi par excellence. Pour marquer la coupure avec le faste précédent, M. Marzouki a décidé de vendre les palais présidentiels, sauf celui de Carthage. Certains applaudirent, d’autres portèrent haut leurs clameurs, mais telle est la démocratie.

Sauf que de cette Carthage martyre, il ne reste que peu d’espaces libres de constructions : La Maalga (entachée par la Cité Sncft et, récemment, par le Phoenix et les Résidences de Carthage), la colline de Byrsa et sa vallée occidentale (où figurent quelques constructions), la colline de l’Odéon (là où on a élevé la mosquée El Abidine) et la zone du Palais.

La restitution des pièces archéologiques

Il est bien sûr très utopique de parler d’une Carthage Verte, car des familles s’y sont installées depuis des générations, et le coût de les reloger videra les caisses de l’Etat. Mais il y a des gestes qui peuvent être pris en cette période de transition, et dont la portée à long terme servira le peuple et son patrimoine.

Ainsi, M. Marzouki a vu qu’il était de son devoir de rendre les pièces archéologiques qui se trouvaient au Palais de Carthage, et les fonctionnaires de l’Institut national du patrimoine (Inp) se sont empressés de venir les récupérer. L’ont-ils informé que ces pièces n’iront pas aux musées car ceux-ci sont trop pleins, mais plutôt dans des caves poussiéreuses ? Lui ont-ils dit que toutes les maisons de Carthage contiennent des pièces archéologiques, et qu’une statue a très peu de valeur lorsqu’elle sort de son contexte ? Lui ont-ils parlé de ce que recèle le jardin présidentiel ?


Les murailles du Palais de Carthage enserrent les Thermes d'Antonin

La zone du Palais s’inscrit dans celle des Thermes d’Antonin, l’un des plus grands monuments de l’Empire Romain. En visitant ces thermes, des fils barbelés nous arrêtent car le périmètre présidentiel commence à leur extrémité. La plage présidentielle serait celle qui a vu les premiers voyageurs phéniciens débarquer. Derrière la grande muraille blanche, il y a nombre de sites enfouis : tombes, maisons antiques, citernes, et bien des choses à découvrir, le lieu ayant été vaguement fouillé. Il y a aussi deux monuments uniques en leur genre : la Fontaine aux Mille Amphores, qui est une grotte à caractère religieux construite face a la mer, et la Kobbat Bent el Rey, un édifice vouté souterrain au caractère mystérieux qui se trouve du côté du Lycée Carthage Présidence.

Homme de lettres et homme du peuple, M. Marzouki est bien placé pour donner au peuple ce parc et aux archéologues la chance d’y travailler. Thomas Jefferson n’a-t-il pas soustrait le Lafayette Square du jardin de la Maison Blanche pour que les Américains y manifestent librement ? Quel geste plus fort que de donner au journalier la chance de pavaner avec ses enfants au sein du symbole d’un pouvoir qu’il voyait oppresseur ?

Et si le Palais «au luxe ostentatoire» déplait tant au président, comme il l’a fait savoir aux journalistes, pourquoi n’en fait-il pas un musée ? Il pourrait réaménager le Palais Zarrouk, ou habiter le Palais de Sakher à Sidi Bou Saïd, ou bien le Palais de Sidi Dhrif, ou même restaurer un des vieux palais beylicaux en ruines.

Carthage a été choisie par les Phéniciens pour devenir ce que l’Amérique est devenue pour l’Angleterre. Elle a été récupérée ensuite par les Romains, Païens puis Chrétiens, les Vandales et les Byzantins. Ignorée par les Arabes, elle ne fut revalorisée qu’avec l’arrivée des Européens, poussés par la philosophie colonialiste. Bourguiba la choisit pour des raisons nationalistes, et le pouvoir de Novembre en fit un phénomène de mode. Maintenant que le peuple a parlé, revoyons tout ceci, et rendons lui Carthage.

* The New Arab Debates, Tunisia Country Manager

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1) Carthago Populi, Imperator ! (Titre de l'article en latin).