Les Tunisiens pensent qu’ils vont «profiter» de l’ère post-Kadhafi. Cela est possible et souhaitable, mais ce ne sera pas pour demain la veille.

Par Lassaad Mourali*


 

Libya Free ! Le chien est mort ! Merci Sarkozy ! Merci Qatar ! Vive le peuple libyen ! Ce sont quelques slogans parmi tant d’autres que j’ai pu lire à la suite de mon retour en Libye après 10 mois …

Au jour d’aujourd’hui, le «leader» n’est plus là. La Libye est Libérée. Mais libérée de quoi ? De qui ?

Une mission extrêmement difficile

On peut voir le nouveau drapeau partout. D’ailleurs, il paraît que c’est un Tunisien plus malin que les autres qui a eu la géniale idée de fabriquer des millions de drapeaux, casquettes, tee-shirts et même boutons de manchettes aux couleurs de la nouvelle Libye.


Les rebelles libyens rendront-ils les armes ?

Croyez-vous vraiment que la construction de ce pays va être aussi facile qu’on le pense ?

A mon avis, la mission va être extrêmement difficile et risque de prendre des années voire des décennies pour mettre en place une administration «acceptable» qui permette de faire tourner les affaires du pays à l’instar de ce que nous avons trouvé en Tunisie après le départ de Ben Ali. Parce que sans son administration (informatisée) et surtout sans ses hommes bien formés, notre pays aurait connu le chaos (voulu) qu’a connu la Libye pendant 42 ans.

Je commence par l’état civil. Savez-vous que la Libye est actuellement incapable de donner le chiffre exact de sa population ? Les livrets de famille, les cartes d’identité et les passeports sont d’un type moyenâgeux. Les permis de conduire sont «achetés» à 250 dinars. Très rares sont ceux qui ont vraiment passé le test, et quel test !

Le niveau d’éducation est pitoyable. Les diplômes, comme les permis sont souvent achetés. Vous risquez de perdre la vue pour avoir consulté un ophtalmo. Vous risquez de perdre votre enfant et/ou votre femme lors d’un accouchement. Vous risquez d’être contaminée lors d’une transfusion (rappelez-vous les infirmières bulgares). Vous risquez de ne pas avoir la maison que vous imaginiez car l’ingénieur ou l’architecte ont fait des calculs approximatifs. Et surtout, ne demandez pas conseil à un pharmacien pour qu’il vous conseille quelque chose ! D’ailleurs, quand j’étais en Libye, je disais à ma femme et à mes enfants que nous n’avions pas le droit de tomber malades en Libye.

Ce ne sont pas les médecins tunisiens qui me diront le contraire puisque leur «chiffre d’affaires» dépend énormément de nos voisins qui viennent chez nous se faire soigner.

La douane, les impôts, les banques, le tourisme, l’agriculture, les transports, etc. doivent faire l’objet d’une structuration totale commençant à la base.

Les rebelles vont-ils rendre leurs armes ?

Le pays n’a ni constitution, ni code du travail, du commerce, etc. Les lois changeaient du matin au soir.

Le seul secteur que j’ai vu fonctionner plus ou moins convenablement est le secteur pétrolier et ce, grâce à la présence massive des boîtes étrangères. Il faudra, cependant, des années pour remettre en état les exploitations détruites par la guerre.

Inutile de vous parler de la corruption qui continuera d’exister à tous les niveaux ! A mon avis, la Libye pourrait être classée dans ce domaine dans le Top 3 mondial !

Maintenant, une nouvelle source d’inquiétudes s’ajoute. La présence des armes ! Des petites affiches sont collées partout pour appeler les Libyens à rendre leurs armes… A ma connaissance, et d’après ce que mes yeux ont pu voir, c’est peine perdue ! Il y a plus d’armes que de Libyens en Libye.

On continue d’entendre des coups de feu le soir. Hier (25 décembre), sous mes yeux, une catastrophe a été évitée à l’aéroport, contrôlé par les troupes de Zentan… Pistolets 9mm et Kalachnikov brandis à cause d’une simple altercation en plein hall. Je me croyais assister à une scène d’un film de Quentin Tarantino !

Vous pouvez acheter vos munitions librement (en présence des militaires bien barbus qui ne disent rien) aux arcades de la rue Omar Mokhtar qui se termine à la place verte, renommée place Tahrir.
Les écoles sont pour la plupart fermées. La jeunesse n’a pas changé. On parle du nouveau Nokia, de la nouvelle BMW.

Des queues interminables devant les banques qui donnent du cash au goutte-à-goutte quand les employés de ces mêmes banques ne se mettent pas en grève. Braquage qui s’est terminé en bain de sang devant une grande banque. Des fonctionnaires qui arrivent au bureau à 11 heures pour en sortir à 14 heures. Des interlocuteurs dont on doute des aptitudes à prendre des décisions. Des délégations d’hommes d’affaires de tous pays (y compris la Tunisie) se sont déplacées pour signer des conventions.

Je doute fort que les 150.000 emplois de Tunisiens verront le jour rapidement.

J’entends dire aussi que les Tunisiens, grâce à leur comportement exemplaire, vont «profiter» de l’ère post-Kadhafi. Je le souhaite du fond du cœur, mais je continue de croire que cela prendra des mois et des mois.

En conclusion, je réitère ici ma fierté d’être Tunisien et de faire partie de cette fameuse société civile si précieuse et si enrichissante pour la construction de notre pays. Ce qui n’est pas le cas en Libye. Kadhafi a tellement bien bourré le crâne aux 95% de la population qu’il faudra une bonne cinquantaine d’années pour former une génération de Libyens aptes à comprendre que l’argent est un moyen et non pas une fin…

* Directeur executif de Tanmia Haditha.