2011 qui s’achève a été une année exceptionnelle pour la Tunisie qui a engendré des révolutions populaires dans le monde arabe. Un bilan entre espoir et vigilance.
Par Jamel Dridi
La Tunisie, la France et le sens de l’Histoire
Une France déboussolée, hagarde, ayant sans doute commis le contresens diplomatique le plus criant de ce début d’année 2011. En montrant qu’elle était totalement aveugle et méconnaissante de la situation tunisienne, la diplomatie française touchait sans doute le fond à ce moment-là.
Michele-Alliot Marie veut aider la police tunisienne à mâter les manifestants
A cela s’est ajouté un silence parfois incompréhensible au moment où d’autres d’Etats comme les Etats Unis félicitaient le peuple tunisien pour avoir chassé son dictateur. Ou des déclarations douteuses des dirigeants français mettant en garde Ennahdha, victorieux légitime d’élections transparentes et libres, sur certaines lignes rouges à ne pas franchir, alors que, sous Ben Ali, la féroce violation des droits de l’homme ne suscitait pas de réaction.
La diplomatie française n’a repris le bon chemin qu’en fin d’année 2011 par le biais du nouvel ambassadeur de France, Boris Boillon. Certes maladroit au départ, homme de terrain, il comprend vite qu’il ne faut plus squatter les karaokés et enfin aller voir ce qui se passe sur le terrain et rendre fidèlement compte de la situation.
Des Tunisiens manifestent à Montréal
La bonne compréhension du nouveau jeu politique par les contacts tous azimuts de l’ambassade française et la juste analyse qu’elle fait remonter sont d’ailleurs révélées au détour d’une déclaration publique du ministre d’Etat français des Affaires étrangères et européennes. Ce dernier déclare : «Notre ambassadeur en Tunisie nous dit que les dirigeants d’Ennahdha ont des choses intéressantes à dire et qu’il faut les écouter, alors écoutons-les… ». Premier virage qui remet la diplomatie française dans le bon sens en Tunisie. S’en suivront d’autres comme les félicitations, cette fois-ci quasi instantanées, du chef de la diplomatie française adressées à son homologue tunisien après la nomination de ce dernier.
Manifestation de Tunisiens à Bruxelles
Dans les derniers jours de décembre, comme pour annoncer que les relations franco-tunisiennes devaient désormais se dérouler sous de meilleurs auspices, Alain Juppé annonce sa volonté de venir rapidement en Tunisie début 2012.
La nouvelle année semble donc commencer sous le sceau de relations plus apaisées et constructives pour ces deux pays qui ont de nombreux intérêts partagés.
La recette du loup islamiste et l’indigestion populaire !
Recette numéro 1 préférée et la plus utilisée par les dictateurs durant la décennie 2000 permettant pêle-mêle d’écarter tout opposant politique (islamiste ou non) et surtout de conserver le pouvoir à tout prix, il fallait bien que la bonne vieille recette du loup islamiste soit utilisée par certains en cette année électorale.
Ainsi, 2011 fut un millésime de premier plan à ce niveau. Pourtant la recette, qui marche encore un peu (mais plus trop) dans quelques pays du monde, n’a pas eu de succès en Tunisie. Pire, ceux qui l’ont servie aux Tunisiens, malgré leurs efforts désespérés de rendre ce plat attractif, ont eu une mauvaise surprise lors des élections du 23 octobre.
C’est vrai que les Tunisiens ont bouffé du «loup islamiste» à toutes les sauces pendant 23 ans à tel point qu’ils en ont une indigestion dès lors que l’on prononce le nom de cette recette éculée.
En 2012, le grand méchant «loup islamiste» est aux commandes de l’Etat, au sein d’une coalition hétéroclite où des islamistes côtoient des militants de centre-gauche (Congrès pour la république et Forum démocratique pour le travail et les libertés).
Mohamed Bouazizi, l'étincelle des révolutions arabes
Reste à savoir si cet attelage inattendu et, à pleins d’égards, incertain va fonctionner dans un contexte de crise économique et de grogne sociale. Les Tunisiens l’espèrent, car en cas d’échec, ce sera l’échec de tout le monde, y compris de la nouvelle opposition qui vient de se constituer.
Une élite coupée de son peuple
En 2011, la véritable fracture sociétale en Tunisie ne s’est pas située sur le terrain de la morale ou de la religion mais plutôt sur celui de l’égalité sociale et économique.
Le vernis du mirage économique vendu au monde entier du temps de Ben Ali n’a pas résisté à la lumière des médias, blogueurs, réseaux sociaux qui, librement désormais, avec leur reportage, montrent la vraie Tunisie avec, dans certaines régions, des personnes vivant comme au début du 20e siècle sans eau courante ni électricité.
Les Tunisiens qui ont pu s’exprimer librement lors des élections de l’Assemblée constituante s’en sont souvenus. Les résultats n’en furent qu’une fidèle et forte illustration et ont montré le divorce entre une partie non négligeable du peuple et des élites perçues comme égoïstes et totalement déconnectées des réalités populaires. Ben Ali et une grande partie de l’élite (ce ne fut effectivement pas toute l’élite) relayant, à l’extérieur du pays, l’image d’une Tunisie égalitaire, démocratique et respectueuses des droits de l’homme. Ce qui sur le terrain était totalement faux.
Cette élite économique et intellectuelle était effectivement connectée physiquement et psychologiquement aux pays du nord de la Méditerranée (ce qui n’est pas mauvais en soi) quand une partie de son peuple n’était même pas connectée au réseau local d’eau potable.
Une Tunisienne vote à Tunis pour élire l'Assemblée constituante
Si elle veut que la Tunisie ne sombre pas dans l’obscurantisme, comme elle le dit, et si elle estime qu’elle connaît la direction que doit prendre la Tunisie pour s’ancrer dans la modernité, cette élite devra, en 2012, aller physiquement faire le tour des régions déshéritées et délaissées de la Tunisie et rencontrer ses concitoyens démunis. Seul ce type de campagne permettra de gagner le cœur du Tunisien lambda ainsi que sa confiance politique.
Une économie sous pression
Quand on regarde la situation économique tunisienne, où il y a eu la préservation de l’appareil de production, on ne peut qu’être rassuré. Pour rappel, d’autres pays confrontés à la même situation révolutionnaire ont vu l’arrêt total de leur activité économique et la destruction quasi-totale de leur centre névralgique économique et administratif quand ils ont chassé leur dictateur.
Par contre, lorsqu’on regarde les interminables grèves, sit-in, blocages de routes ou d’usines parfois pour des motifs futiles, on ne peut qu’être inquiet. Ces phénomènes nouveaux constituent le véritable danger pour l’économie tunisienne.
Dans un contexte où le prix du pétrole est élevé et où l’investissement extérieur s’est ralenti, les réserves en devises fondent comme neige au soleil. Si à tout cela s’ajoute le blocage de l’appareil économique et l’absence de rentrée d’argent dans les caisses de l’Etat et des entreprises, la crise cardiaque économique n’est pas loin.
La mise en place de mesures économiques efficaces, la nécessité d’une trêve concertée dans les sit-in et grèves, comme demandée par le président de la République Moncef Marzouki, est indispensable pour que 2012 éloigne l’économie tunisienne du précipice.
L’emploi : un dossier explosif
On raconte que Ben Ali ne s’intéressait pas aux questions économiques qu’il laissait aux technocrates du gouvernement, mais qu’il surveillait en permanence un indicateur dont il connaissait la portée explosive, celui du chômage.
Question effectivement vitale pour tous les gouvernants qui se succèderont en Tunisie. D’autant plus cruciale qu’il n’est plus possible, comme sous Ben Ali, de traiter cette question de façon sécuritaire en faisant faire un tour au commissariat à tous ceux qui revendiquent un emploi.
En 2012, cette maladie du chômage doit, à défaut d’être soignée, commencer à recevoir un début de remède sérieux. Sinon le climat social et politique s’en ressentira gravement. Les nouveaux gouvernants doivent savoir que la bombe sociale sur laquelle ils sont assis pourrait exploser à tout moment.
Corruption, clientélisme, favoritisme
Pour ce qui est de la corruption, non seulement il s’agit d’un fléau inadmissible d’un point de vue moral, mais d’un point de vue économique il grève le Pib du pays. La corruption, le racket des hommes d’affaires, etc., empêchent l’Etat de recevoir dans ses caisses des sommes importantes dont il a besoin pour entamer des réformes importantes.
Par ailleurs, cela dissuade drastiquement l’investissement extérieur. Combien d’investisseurs étrangers ont décidé de fermer leurs établissements ou ont refusé de s’installer en Tunisie quand la mafia était encore au pouvoir ?
Il y a urgence à lutter contre le favoritisme, apparemment sport national chez certains chefs d’entreprises publiques. La nomination des dirigeants des entreprises publiques doit se fonder sur des critères objectifs de compétence et non de proximité familiale ou pour service rendu ou à rendre.
Pour rappel, les grands mouvements de grève et de sit-in, qui se déroulent devant certaines entreprises publiques, dégradant un peu plus l’économie, sont condamnables mais ils sont compréhensibles lorsqu’on apprend que des nouveaux recrutés ne le sont pas sur la base de la réussite d’un concours mais encore sur le népotisme ou la corruption qu’organisent certains directeurs de ces grandes entreprises. Bien évidemment, ce ne sont pas toutes les directions des entreprises publiques qui sont concernées.
Politique étrangères en manque de visibilité
La Tunisie possède un corps diplomatique de bon niveau mais qui a été mal utilisé et sous employé.
Mal utilisé car on a demandé aux diplomates de faire un autre métier que le leur. A savoir se transformer en policier dont le but est d’espionner les Tunisiens de l’étranger.
Au moment où l’on parle de guerre économique et où souvent les ambassades font du marketing pour les produits, services, tourismes, etc., de leur pays, le ministère des Affaires étrangères tunisien s’était transformé en lieu d’incompétents où Ben Ali casait ceux qui lui avaient rendu service et qui, par ailleurs, ne s’occupaient pas plus des affaires du monde qu’ils ne s’y connaissent en diplomatie.
Sous-employée, cette diplomatie tunisienne, par peur de déplaire à Carthage, et surtout parce qu’elle n’avait plus voix au chapitre, ne prenait plus aucune initiative.
Horriblement silencieuse sur les questions politiques et économiques du monde, la Tunisie était devenue quasiment invisible, un véritable fantôme diplomatique. Or, la visibilité diplomatique est stratégique sur la scène internationale car les alliances étatiques qui en découlent sont généralement associées à des retombées économiques.
Police, justice et administration
S’il faut reconnaître que l’administration tunisienne a bien tenu les commandes pour éviter que le pays ne sombre durant la phase transitionnelle, que l’armée a eu un comportement louable et que la police a fait de son mieux, certains points doivent cependant être améliorés.
Les institutions tunisiennes ont indéniablement été, avant 2011, anthropophages vis-à-vis du peuple tunisien. Au lieu de lui faciliter la vie, elles la lui compliquaient considérablement.
Si on assiste, en cette fin d’année 2011, notamment sous la pression de la presse, des réseaux sociaux, blogs et sites internet, à une amélioration de la situation et en la correction de certaines dérives, le chemin pour de véritables réformes structurelles et profondes est encore long.
Faire respecter le citoyen est une priorité dans un Etat de droit et 2012 devra confirmer les premiers progrès aperçus.
Médias : une nouvelle donne à consolider
La parole n’est plus tenue en laisse et les médias s’expriment plus librement. Mais la partie n’est pas gagnée car la liberté de la presse est un objectif jamais vraiment atteint.
Par ailleurs, tout nouveau pouvoir quel qu’il soit n’aime pas avoir une presse libre qui le contredit et montre ses zones d’ombres.
Si les anciens mercenaires de la plume tentent de faire oublier leur allégeance à la dictature contre la liberté, il reste ici et là quelques médias de premier plan ou des journalistes qui ne se sont toujours pas expliqués sérieusement sur cette connivence. Une telle explication est pourtant nécessaire car ces journalistes sans déontologie pourraient récidiver face à un nouveau maître fusse-t-il celui qu’ils ont attaqué sous Ben Ali.
Entre espoir et vigilance
Si l’on regarde uniquement le chemin qui reste à parcourir par la nouvelle Tunisie, l’on ne peut que se désoler face à la taille du défi. Mais si l’on regarde d’où la Tunisie vient et où elle se trouvait en matière démocratique et des libertés il y a à peine un an, on s’aperçoit du formidable bon en avant effectué par le pays.
En matière d’élections libres, de liberté de la presse, ce que la Tunisie a fait en douze mois, elle ne l’a pas fait durant les 100 ans passés.
S’il y a matière à espérer, la vigilance devra être de mise en 2012. Les dangers qui guettent la Tunisie sont nombreux. Pour parler directement, entre les risques de déstabilisations étrangères et les divisions internes, si le peuple tunisien est sur la bonne voie, il n’est pas totalement arrivé en terre de salut.