De nombreux militants ont quitté Ettakatol. Selon eux, le parti a tourné le dos à sa ligne officielle. Khemaies Ksila, l’un des représentants du parti à l’Assemblée constituante est, lui aussi, sur le départ.

Par Zohra Abid


 

Depuis un certain temps, rien ne va chez la famille politique de Mustapha Ben Jaâfar et la maison bâtie avec tant de rigueur et d’abnégation semble fissurée de l’intérieur. Après avoir tenté, en vain, de parler avec le leader, plusieurs militants ont préféré disposer. Khemaies Ksila, l’un des ténors de ce mouvement de centre-gauche, allié à Ennahdha et à Al-Moatamar au sein de la coalition au pouvoir, n’est pas très loin de la sortie, lui non plus.

La maison de Ben Jaâfar se fissure  

Le leader Mustapha Ben Jaâfar, constamment occupé par les travaux de l’Assemblée constituante qu’il préside, n’écoute plus personne, selon ses camarades, et il ne répond plus au téléphone. Des dizaines de militants ont déjà quitté le parti et fermé définitivement leurs bureaux régionaux. Chez Ettakatol, il y a donc un sérieux problème. Et pas seulement ! Plusieurs de ses militants et têtes de listes risquent d’aller voir ailleurs si l’herbe est plus verte.

Khemaies Ksila est aux prises avec le même malaise, mais, pour le moment, il garde un pied dans la maison et l’autre sur le seuil. Kapitalis s’est entretenu avec lui, samedi dernier, alors qu’il s’apprêtait à prendre la route pour Tabarka pour assister au congrès de l’Ugtt. Il avait, ce jour-là, une petite mine. La fatigue accumulée des dernières semaines suivant les élections du 23 octobre.


Khémaies Ksila

Déjà, la veille, il avait assisté à la présentation du gouvernement Hamadi Jebali à l’Assemblée constituante, le débat houleux, puis le vote. Il était parmi ceux qui se sont abstenus. Que se passe-t-il dans la tête de ce militant qui vient de se faire élire et qui a la chance d’être aux premières loges pour décider de l’avenir de son pays ?

M. Ksila a encore du mal à comprendre le changement à 180° du chef de son parti. «Ettakatol a dévié de sa ligne officielle. Il a perdu de son authenticité en tant que parti de centre-gauche en se dirigeant vers le centre-droite et en devenant très dépendant de la stratégie d’Ennahdha, le vainqueur des élections», dit-il, sur une note amère.

M. Ksila s’interroge sérieusement sur l’avenir de ce parti qui est en train de perdre nombre de militants et de sympathisants, qui ont cru un jour en ses valeurs. «Est-ce qu’Ettakatol pourra préserver ses atouts de pôle d’attraction et d’espoir pour beaucoup de Tunisiens ? J’en doute fort.

A-t-il la capacité de se reprendre ? Ce sera difficile», lâche l’élu d’Ettakatol, tiraillé entre son devoir de fidélité et ses craintes d’un fourvoiement politique s’il continue de militer sous le drapeau d’Ettakatol. Il ne fait d’ailleurs plus mystère de son besoin d’air. Et n’écarte pas un changement prochain de camp. Probablement en janvier.

A l’horizon, un nouveau départ

Pour aller où ? M. Ksila semble être en discussion avec des militants d’autres partis pour en former un nouveau, qui défendra mieux les valeurs de la république. «Je suis très attentif. Il y a déjà un mouvement de démissions au sein d’Ettakatol ; et c’est avec ces démissionnaires, et beaucoup d’autres, issus des réseaux des droits de l’homme, des syndicats, des femmes et des jeunes des régions que je vais m’impliquer pour créer un nouveau mouvement. La Tunisie a besoin d’un nouvel espace politique, démocratique et républicain», raconte Khemaies Ksila.

L’homme est donc déjà sur le départ pour «concevoir une alliance culturelle, sociale, politique, qui prenne ancrage dans les régions, les médias et les hommes d’affaires patriotes, intelligents et propres, dans une sorte d’alliance transparente et bien concertée», comme il l’explique lui-même.

Et Ettakatol dans tout ça ? M. Ksila soupire, tire sur sa cigarette, puis l’écrase avant de la griller totalement, commande le énième café du jour, rallume une autre cigarette et réplique sur un ton presque nerveux. «On n’a pas le droit de se laisser faire. Je ne peux pas me laisser embobiner et la Tunisie mérite mieux. On n’a pas le droit à l’erreur. Car l’erreur, en politique, ça se paie cash.

Ettakatol est déjà en train de payer ses erreurs avec cette hémorragie interne (soupir). Je vis cette situation la mort dans l’âme après avoir trop cru à ce parti. Les martyrs de la révolution nous ont offert un grand cadeau, le plus précieux des cadeaux, en faisant tomber définitivement le mur de la peur. On n’a pas le droit de dilapider ce précieux legs», explique M. Ksila.

Ettakatol a manqué une opportunité

Le représentant d’Ettakatol à la Constituante tourne autour du pot et il a du mal à exprimer son état d’esprit actuel avec des mots clairs et transparents. Mais sa décision semble déjà bien arrêtée : il s’en va... Il est clair qu’il a des choses à dire à M. Ben Jaâfar qui, selon lui, a trop changé.

«Pour l’intérêt national, je ne suis pas contre une coalition avec Ennahdha. D’ailleurs, il faut qu’Ettakatol joue son rôle de leader des forces du centre. Mais il a failli et Ennahdha a poussé M. Ben Jaâfar, ainsi que trois ou quatre cadres du parti se réclamant d’une légitimité historique, à céder devant l’argument quantitatif», dit M. Ksila. Et il explique : «On l’a poussé à accepter la position de 4ème parti en tenant compte des seuls résultats de l’élection. Or, c’est là l’erreur fatale de M. Ben Jaâfar : il a oublié son poids politique et sa légitimité historique qui lui auraient permis de faire monter les enchères».

Ce point de vue est d’ailleurs partagé par plusieurs autres démissionnaires. Pour lui aussi, comme pour ces derniers, Ettakatol a beaucoup perdu de son aura. Sa bannière ne drainera plus grand monde. «Aujourd’hui, à Ettakatol, les positionnements passent avant les positions. Passé du statut de parti militant à celui de parti de gouvernement, il utilise de nouveaux moyens de séduction, les postes et les attributions, et attire ainsi les opportunistes qui se bousculent au portillon», tranche-t-il.

Croche-pieds et tapis d’épines

«Ce que je reproche à M. Ben Jaâfar, c’est qu’il est bien au courant de l’effritement de sa popularité mais n’arrive pas à trancher et laisse faire», explique encore M. Ksila. Qui préfère garder son véritable statut, celui d’un défenseur des droits de l’homme. Un statut qui lui a valu l’exil politique en France pendant une dizaine d’années. En rentrant au pays le 3 février dernier, il a voulu intégrer le champ politique. Il a eu des discussions avec Ettajdid, le Parti démocratique progressiste (Pdp), le Parti des travailleurs tunisien (Ptt), avant d’opter pour Ettakatol. «C’était pour moi un espace non fermé, un parti à construire, conduit par un leader rassurant. Et c’est en toute sincérité que j’ai décidé d’y adhérer pour lui apporter un plus», se souvient M. Ksila.

Les premiers croche-pieds, Khemaies Ksila y a eu droit pendant la campagne électorale. Ces nouveaux camarades ont semé plein d’épines sur son chemin, à Nabeul ou ailleurs, mais il a toujours cédé pour sauver l’essentiel. A la fin de la campagne, il a réussi à faire gagner au parti deux sièges à Ben Arous. Ce succès n’a pas tardé à lui poser problème. Ses passages très remarqués sur les plateaux de télévision ont fait le reste. On a vu en lui un redoutable concurrent pour la succession. Pourtant, assure-t-il, il n’aspire pas à prendre la place des héritiers naturels de M. Ben Jaâfar, qui étaient là avant lui aux côtés du fondateur.