Le centre-ville de Tunis a été envahi par la foule, samedi, dès les premières heures de la journée. A chacun sa petite musique. Mais tout le monde chante la liberté et la dignité retrouvées.

Reportage Zohra Abid


Hommes et femmes, grands et petits et même ceux qui sont encore en poussette sont venus partager la fête de la liberté. Dans l’artère principale et les petites rues voisines, on chante, on danse, on grignote de petits plats, on sirote des cafés, des bières et de sodas.

Oui, dans cette même rue forte en symboles qui a été longtemps confisquée par les hommes de Ben Ali. Où le rassemblement était formellement interdit. Où personne n’osait ouvrir la bouche de crainte que la police en civil ne lui saute dessus. Tout a changé. L’air est léger et la joie est contagieuse. Et dire qu’il a fallu faire couler du sang, beaucoup de sang, près de 300 morts et plus de 1000 blessés, pour y parvenir. Le prix était élevé, mais les sacrifices n’ont pas été vains.


La révolution prend de la hauteur

Des instants de bonheur

Oui les Tunisiens ont réinvesti la rue qui, désormais, leur revient de droit. Ils se baladent, dansent, chantent et expriment leurs opinions politique à haute voix. «Vive la Tunisie libre !», crie un jeune. Il a un petit accent beur. Il est venu de France pour vivre cet instant de bonheur. A ses côtés, un autre brandit, au milieu de la foule, un drapeau libyen. En signe de reconnaissance. La révolution tunisienne n’est-elle pas la mère des révolutions arabes ?

Vers 13 heures, la circulation était à peu près impossible sur l’avenue Mohamed V. Du côté du palais des Congrès, les cortèges de voitures officielles sont déjà alignés. C’est là, où les 3 présidents de la Tunisie (Moncef Marzouki, président de la République, Mustapha Ben Jaâfar, président de la Constituante, et Hamadi Jebali, chef du Gouvernement) ont accueilli leurs hôtes venus les féliciter en ce jour de commémoration du 1er anniversaire de la révolution du jasmin. Tout autour de la coupole, des barres de sécurité. La place est déjà bondée par la foule et à chacun ses slogans.

Un peu plus loin, du côté de l’église russe orthodoxe, les voitures avancent comme des tortues. Difficile de continuer la route vers l’Horloge de la Place du 14 Janvier et il a fallu rebrousser chemin et repasser par des rues secondaires.

Ce samedi, toute la place est pour les piétons. Dès le petit matin, l’Avenue Habib Bourguiba est devenue entièrement piétonne. Et l’accès aux voitures a été interdit.


Le patriotisme n'a pas d'âge

Couleurs libres flottant dans le ciel

Devant la grande bâtisse du ministère de l’Intérieur, on a fait de la place pour les petits. En ronde, ils dansent et chantent des refrains révolutionnaires. Derrière les barrages, la foule en place respecte le nouvel ordre. Dans l’allée principale, on a même planté des tentes et suspendu des affiches entre les ficus désertés par les moineaux, effrayés par les éclats de voix. Et à chaque tente ses locataires avec leurs revendications, mots d’ordre et slogans de ralliement.

Ici et là, on vend des drapeaux, petits et grands formats. Sur les bas-côtés, des vendeurs qui offrent des ballons tout en couleurs. Pas loin, des vendeurs avec paniers de kakis. Les petits en raffolent. Ça croustille sous les petites dents.


Les Libyens célèbrent aussi leur révolution

Dans l’air, ça sent le praliné, cacahuètes et amandes, les petits essaiment autour de la brouette. Les parents n’ont qu’à s’incliner et faire plaisir aux petits. La fête, ce n’est pas pour tous les jours...

A la rue de Marseille, on a mis le volume à fond. Belle chanson qui fait danser les jeunes en ronde. D’autres pas loin, adossés contre le mur d’un resto, jouent à la guitare et chantent de beaux morceaux. Nous revenons à l’Avenue qui a beaucoup gonflé. On s’y bouscule de tous les côtés : les chants résonnent.

A chacun son petit chant. Des rondes par-ci, des cercles par-là. Un saltimbanque fait ses numéros sur la chaussée, les petits le suivent, les grands aussi. Une fille en «niqab» avec son petit mec barbu qui fend la foule et passe avec son drapeau tout noir estampillé de versets coraniques. Les Salafistes font aussi la fête. Un groupe de filles et garçons enroulés dans des drapeaux du pays s’amusent et se marrent à leur gré. Au pied de l’hôtel El Hana International, des blessés libyens brandissent le drapeau de leur pays. Et crient mabrouk à la Tunisie et à la Libye. La révolution donne au voisinage le goût de la l’amitié et de la fraternité.


Sur les marches du Théâtre municipal

Le plaisir de s’éclater

En face, là, ça grouille vers 16 heures 30. Un monde fou. Le Théâtre municipal est pris d’assaut. Jusqu’à ses réverbères. Petits et grands et tous les partis confondus scandent les slogans de la révolution, chantent la gloire de la Tunisie, de la Libye et... lancent à Bachar, le président syrien, le fameux sésame des révolutionnaires : «Dégage !». En l’absence quasi-totale de la police, de leurs matraques, de leur gaz lacrymogène.

Soudain, dans le ciel moutonneux, les feux d’artifice crépitent. Les gens suivent du regard les courbes de l’arc-en-ciel zébrant le ciel sombre et prennent des photos souvenirs... Pas très spectaculaire. Quelques petits coups tirés pour faire la fête. Les gens espèrent que ça s’intensifie le soir... peut-être !

Ici, sous les parasols d’un café, une maman et ses deux filles, comme tout le monde, fatiguées de tourner en rond et de sillonner l’avenue de tous les symboles. Elles ont dû prendre une pause et se payer une collation. La table voisine est occupée par des journalistes et cameramen européens, deux Français et un Italien. Ils ont mis leurs caméras sous la table et commandé des plats. Ça sent bon la pizza.

Les gens continuent à affluer, d’autres préfèrent rentrer chez eux. Mais pas avant d’acheter des gâteaux pour continuer la fête chez soi. Un 14 Janvier mérite d’être fêté et les Tunisiens se sont déjà donné rendez-vous, l’année prochaine, pour la fête de la liberté !

Et demain est un autre jour

Bien sûr, pour beaucoup de Tunisiens, d’un 14 Janvier à l’autre, rien n’a vraiment changé. Le chômage, les inégalités sociales, les disparités régionales, l’effritement du pouvoir d’achat, la peur de demain… Des revendications sociales et politiques ont été aussi exprimées à cette occasion. Et des avertissements contre toute ingérence étrangère, en désignant nommément le Qatar, dont l’émir était venu partager la joie des Tunisiens, et les Etats-Unis. Mais la morosité de la conjoncture et la crise économique qui sévit depuis une année n’a pas empêché les Tunisiens de garder le sourire. Et demain est un autre jour.