Quelle est la plus grande menace qui pèse sur le gouvernement Jebali ? Un coup d’Etat, un scandale financier, les attaques médiatiques ou la colère populaire ?
Par Jamel Dridi
Le gouvernement actuel est sur le ring politique. Pas un seul jour ne passe sans qu’il ne soit médiatiquement attaqué, que cette attaque soit justifiée ou non. Et il doit s’attendre à ce que l’avalanche de coups ne s’arrêtera pas là. Au fond, et il est sans doute le premier à le savoir, pouvait-il en être autrement ? Ce n’est ni plus ni moins le jeu politique ?
Déluge d’attaques médiatiques
Et puis tout cela s’explique. Les adversaires politiques de ce gouvernement, surtout les poids lourds, ne pensaient absolument pas que les élections du 23 octobre auraient cette issue. Ils prédisaient un score de «remplaçant» à Ennahdha et ce sont finalement eux qui se retrouvent sur le banc de touche.
Du côté de certains médias, ce fut kif-kif. Malgré les cris de mise en garde face aux «loups islamistes» agrémentés de quelques faits divers intégristes qui se sont très opportunément multipliés à la veille des élections, ces médias ont été battus eux aussi par k.o. Bref, ils se sont trompés ; ce qui arrive assez souvent pour les journalistes… Ce n’est pas très grave, on compatit.
Sit-in Kasbah 2
Mais il faut aussi reconnaître que les coups dont sont victimes les forces du gouvernement ne proviennent pas que de l’extérieur. Est-il ici utile de rappeler l’amateurisme suicidaire dont ont fait preuve certains dirigeants de la «troïka» (la coalition gouvernementale constituée par Ennahdha, le Cpr et Ettakatol) que ce soit par certaines de leur décisions (nominations douteuses par exemple) ou par certaines de leurs déclarations, parfois hasardeuses, mal mesurées et dénotant une certaine inexpérience ?
Le vrai danger pour le gouvernement
Pourtant, ce ne sont ni les coups bas politiques ni les faux pas autodestructeurs du gouvernement qui vont faire beaucoup de mal à la «troïka» au pouvoir. Et ce pour une raison essentielle.
En effet, qu’on le veuille ou non, ce gouvernement est légitime parce qu’il a gagné des élections. Cette légitimité qui vient du suffrage universel ne saurait être remise en question ni par la rue ni par la force d’un coup d’Etat mais uniquement par le suffrage universel, c’est-à-dire le vote.
D’ailleurs, ceux qui lui sont opposés le savent. S’ils arrivaient au pouvoir par d’autres moyens, ils exposeraient la Tunisie à une guerre civile terrible parce que bien évidemment ceux qui sont au pouvoir actuellement n’accepteraient pas un pareil hold-up. Personne n’y penserait. Du moins on l’espère. Car la rue tunisienne, qui est encore chaude, n’accepterait pas d’être de nouveau dépossédée, alors même qu’elle a chassé un dictateur il y a tout juste un an.
Si les dangers évoqués ci-dessus sont à surveiller par la «troïka» sur le plan de la stratégie politique, ce n’est pourtant pas ce type de coups qui pourra la mettre hors-jeu. Il y en a un autre beaucoup plus redoutable. Ce n’est ni plus ni moins la colère du peuple en raison du chômage, de la misère, du désespoir et d’absence d’un avenir meilleur.
Soyons clairs. La «troïka» n’est évidemment pas responsable de la misère actuelle dans laquelle se débat une partie des Tunisiens. Elle hérite de 20 années de délaissement des terres de l’intérieur et d’un abandon du principe d’égalité entre les citoyens. Mais ayant hérité de ce dossier explosif, elle ne peut plus, comme jadis, le traiter de manière sécuritaire en prétextant que les heurts sont dus à des terroristes islamistes comme le faisait Ben Ali pour masquer son mirage économique.
Si la «troïka» n’est pas responsable de ce legs explosif, elle devra tout de même lui trouver une solution car c’est elle qui détient actuellement le pouvoir. Et Dieu sait qu’elle l’a cherché. Sans entrer dans le détail de ce dossier – beaucoup de solutions ont été préconisées pour juguler le problème du chômage et de la pauvreté, on soulignera qu’il y a urgence pour le gouvernement à agir. Que ce soit par des subventions directes à ces régions (développement de contrats aidés destinés aux chômeurs) ou par des incitations assez alléchantes aux investisseurs, quelque chose doit être fait.
Et si la «troïka» n’en n’était pas convaincue, elle devrait se rappeler l’accueil qui lui a été fait, récemment, lors de la commémoration des martyrs de révolution à Kasserine et Thala. Cet accueil pour le moins «sportif» ne fut ni une manipulation politique ni une mauvaise surprise. Il était prévisible et augure de ce qui va se passer si rien n’est fait.
Le compte à rebours a-t-il commencé ?
Par ailleurs, tout le monde connaît la règle «des 100 jours de grâce» dont dispose un gouvernement pour mettre en place son programme. D’ailleurs l’Ocde a fait, il y a quelques années, une enquête dans une cinquantaine de pays en voie de développement qui ont changé de gouvernement en période de crise afin d’apprécier la stabilité politique de ces pays pendant cette période délicate. L’étude a montré qu’un gouvernement dispose généralement – et implacablement – de 3 à 6 mois pour mettre en place «tranquillement» son programme. Au-delà de ce délai, la confiance dont les dirigeants jouissent tombe et les classes les plus pauvres de la population entrent dans un état d’impatience et d’effervescence revendicative. Dans une majorité des cas, cet état débouche très rapidement à des révoltes et des émeutes.
Dans les pays démocratiques, l’échec aboutit, inévitablement, pour le pouvoir en place, à une perte des élections ultérieures. Dans les régimes dictatoriaux, qu’ils soient militaires ou policiers, cela débouche souvent à des coups d’Etat fomentés par une coalition de politiciens, de businessmen et de cadres sécuritaires qui ne veulent pas que le pays sombre dans le chaos, et qu’ils en perdent eux-mêmes leur position privilégiée.
Au fond, l’Histoire est un éternel recommencement. Des dizaines d’exemples nous le rappellent. De la révolution des «sans culottes» français qui, affamés, ont mis un terme à la monarchie, à la révolution tunisienne pour la dignité et l’égalité qui a entraîné la chute de Ben Ali. C’est bien toujours le peuple qui finit par «licencier» et parfois «sans préavis» ses dirigeants (Et de manière anecdotique, c’est aussi le peuple qui peut ramener au pouvoir un dirigeant victime d’un coup d’Etat, comme ce fut le cas pour Hugo Chavez, le président vénézuélien il y quelques années).
La «troïka» est donc avertie. Les petites attaques sur Facebook ou les «révélations» dans la presse sur tel ou tel de ses dirigeants, même si elles peuvent faire chauffer les esprits et faire descendre quelques sit-inneurs dans la rue, ne sont que de «gentilles» escarmouches au vu de ce que lui réserve le peuple si des mesures économiques d’urgences ne sont pas mises en place et que la révolution tarde encore à donner ses premiers fruits.