Y a-t-il une tentative de déstabilisation médiatique du gouvernement tunisien ? Y a-t-il des forces de l’ombre qui tentent d’organiser le chaos dans les régions intérieures du pays ? Et si oui, pourquoi ?

Par Jamel Dridi


On pourrait tout de suite dire ici que la colère actuelle d’une partie des Tunisiens tire uniquement sa force de la misère dans laquelle elle se trouve. Cette idée à laquelle on adhère totalement est vraie, et nous l’avions écrit ici à plusieurs reprises. Même si, tout en acceptant le droit de manifester pacifiquement, on doit souligner que l’excès de sit-in et de grèves est nuisible pour la cohésion du pays et la reprise souhaitée de son économie. Cela aussi a été écrit ici et ce longtemps avant la victoire électorale de la «troïka» qui compose le gouvernement actuel. Il y a quelques mois, Kapitalis publiait deux textes allant dans ce sens, ‘‘Ces révolutionnaires qui tuent la révolution tunisienne’’ et ‘‘Ces sit-in qui tuent un peu plus la Tunisie’’.

 


Sit-in devant le sège de la Compagnie de Phsophates de Gafsa

Des hommes de l’hombre sont-ils à la manœuvre ?

Pourtant si la colère populaire est légitime et doit s’exprimer, certains événements actuels, mêmes s’ils semblent naturels, semblent douteux, comme «forcés». A vrai dire notre religion n’est pas faite sur ce point mais l’instant est grave et quel que soit son camp politique on est en droit de s’interroger sur la spontanéité de certains actes et ce afin de protéger notre pays qui s’approche du précipice.


Blocages de routes à Makthar

Nous n’évoquerons même pas ici l’odieuse tentative de déstabilisation médiatique du ministre de l’Intérieur, avec la diffusion sur les réseaux sociaux de cette pseudo-vidéo pornographique montée en son temps par les services de Ben Ali pour porter atteinte à la réputation de l’homme et, à travers lui, au mouvement islamiste Ennahdha.

Là, on n’est même plus dans le combat politique. On n’est même plus dans les coups bas. On est au-delà, c’est-à-dire dans l’irresponsabilité et l’absence totale de scrupules qui peuvent avoir des conséquences dramatiques. Attention à ceux qui vont trop loin dans ces pratiques douteuses de désinformation et de manipulation pernicieuse de l’opinion. Quand on lance un combat où tous les coups sont permis, même ceux au-dessous de la ceinture, on risque d’en recevoir aussi !

Nous évoquerons plutôt ici la multiplication des débordements et sit-in qui ont lieu de manière anarchique et dont émerge parfois des revendications pour le moins bizarres.


Sit-in Kasbah

Dernière «perle» revendicative surprenante, quelques villageois des terres de l’intérieur tunisien ont demandé ou plutôt exigé qu’un gouvernorat soit créé pour eux. Rien que ça ! Et pourquoi ne pas demander carrément la création d’un Etat indépendant avec des frontières et une monnaie différente en plein centre de la Tunisie ?

On connaissait certaines régions du monde – très riches – qui se sont permises de négocier et d’obtenir leur indépendance contre un gros chèque, comme Monaco par exemple vis-à-vis de la France. Mais là, sauf erreur, les quelques villages qui demandent à se réunir en gouvernorat ne sont pas riches, ni ne possèdent une spécificité particulière.

Alors, d’où vient cette revendication pittoresque ? Sans doute pas de ces pauvres manifestants frappés par l’enclavement économique et l’angoisse du «no future».  Et c’est là que la vision panoramique de tous les sit-in, grèves, etc., qui se multiplient face à un gouvernement qui n’a même pas fêté son premier mois d’anniversaire, permet de penser qu’ils sont peut-être le fruit de la manipulation.

Y a-t-il des précédents ?

Dans le passé, des dizaines d’exemples montrent qu’il y a bien eu des gouvernements qui sont tombés en raison d’actions secrètes de déstabilisation. L’exemple qui ressemble sans doute le plus à celui de la situation tunisienne actuelle remonte aux années 1970 en Amérique du Sud, au Chili. Les Etats-Unis et les militaires chiliens étaient très mécontents de l’arrivée au pouvoir d’un homme de gauche. Les deux parties, animées par le même objectif, ont, par le biais de la Cia, les services de renseignement américains, financé, formé et organisé des grèves et des manifestations dans tout le pays. Ce fut, surtout, le mouvement dit de la grève «des camionneurs» qui entraîna un pourrissement tel que le gouvernement, dépassé par les événements, fut violemment écarté par un coup d’Etat

Si, aujourd’hui, en Tunisie, les Etats-Unis semblent «amis» avec la «troïka» au pouvoir et que leurs agents ne sont sans doute pour rien dans la situation actuelle, rien n’empêche d’autres services de pays hostiles au gouvernement actuel d’agir. Cette hypothèse nous paraît assez peu plausible, mais faut-il pour autant l’écarter totalement ? Qu’il y ait des parties étrangères, opposées à la montée de partis islamistes en Afrique du Nord et soucieux d’empêcher le succès d’une transition démocratique menée par Ennahdha, qui tirent les ficelles de «clients» ou de marionnettes locaux, cela devrait être considéré comme une possibilité à ne pas négliger.

Pourquoi le pourrissement est-il recherché ?

Cela dépend de l’agenda secret des parties qui poussent à ce pourrissement et leurs objectifs.

Sur le court terme, l’objectif serait de pousser le gouvernement à démissionner. Le problème est que si cela arrivait, la situation ne s’améliorerait pas rapidement car il faudrait qu’il y ait d’autres élections avant d’avoir un nouveau gouvernement désigné. A moins que, dans l’ombre, l’on nous prépare déjà un gouvernement avec des «hommes providentiels» capables de sauver la Tunisie. Bref, on reviendrait au bon vieux temps où l’on choisissait à la place des Tunisiens leurs dirigeants.

Après la démission du gouvernement Mohamed Ghannouchi, on nous avait déjà fait le coup. On avait dégainé plus vite que Lucky Luke pour mettre en place un gouvernement tout frais tout prêt. Pour quel résultat d’ailleurs ? Si le pays a été tenu plus ou moins, il n’y a eu aucune amélioration économique notable. On le voit d’ailleurs aujourd’hui avec les sit-in et grèves.

Sur le moyen terme, ce pourrait être de faire pourrir la situation afin d’envoyer un message clair aux Tunisiens pour les prochaines élections. Un message du type «Avec Ennahda, le Cpr et Ettakatol au pouvoir, la Tunisie sombrera dans le chaos. L’économie n’ira pas mieux et vous ne récolterez que le chômage et la misère». On imagine vite quel serait le résultat des urnes pour ces trois partis lors des prochaines élections.

Dans tous les cas, le but est de se débarrasser de ce gouvernement issu d’élections démocratiques parce qu’il remet trop en cause une géopolitique nord-africaine reposant sur d’énormes intérêts. Qui peut en effet penser que les dictatures en place dans la région accepteraient de bon cœur une évolution positive en Tunisie ? Elles qui font la sourde oreille alors que leur peuple frappe, d’une main, à la porte de la démocratie montrant, de l’autre, l’exemple tunisien ? Qui pourrait penser que les puissantes multinationales qui pillent les richesses des pays africains, dans le dos et aux dépens de leurs peuples, laisseraient un petit pays comme la Tunisie donner le «mauvais exemple» à ces peuples spoliés pour qu’ils se révoltent et profitent un peu de ce qui leur revient de droit ?

Ne nous trompons pas : de la réussite de la transition démocratique tunisienne découleront des conséquences dont on ne mesure pas, aujourd’hui, l’ampleur.

Le gouvernement doit rétablir l’ordre

Dans tous les cas, pour en revenir au désordre actuel en Tunisie, le gouvernement doit agir même si sa marge de manœuvre est limitée. Car, s’il ne fait rien, souhaitant apparaître comme un gouvernement qui «discute», la vague contestataire, qu’elle soit spontanée et légitime ou artificielle et alimentée par des forces obscures, risque tôt ou tard de l’emporter. Au contraire, s’il agit trop durement sur le terrain, ses adversaires diront qu’il ne sait utiliser que la force, comme du temps de Ben Ali. Les organisations internationales et les pays défenseurs des droits de l’Homme ne manqueront pas de le lui reprocher, en disant qu’il faut protéger les civils (bref le fameux droit d’ingérence que certains appellent «la colonisation humanitaire»). Et ce serait peut-être le but recherché in fine par ses adversaires, à l’intérieur et à l’extérieur.

En fait la voie est sans doute entre les deux. Tout en négociant sincèrement, le gouvernement doit prendre des mesures pour assurer l’ordre public en ne recourant à la force qu’en cas d’extrême nécessité et de manière mesurée.

Quoi qu’il en soit, le salut de la Tunisie passe par une gestion rationnelle, raisonnable et solidaire de cette phase délicate de son histoire.