Nous remercions notre collègue et ami canadien d’avoir donné à Kapitalis l’exclusivité de cette lettre ouverte à l’ex-premier conseiller de Ben Ali, dont il était voisin pendant plus d’un an.   

Par Yvan Cliche*


Au moment où j’écris ces lignes, je ne saurais dire comment vous vous portez.

Je sais qu’au moment de la Révolution, vous avez été placé en résidence surveillée, le 23 janvier 2011, puis emprisonné le 12 mars de la même année, dans l’agglomération de Tunis.

Pourquoi cette missive, de moi, pur inconnu, à vous, un des barons de l’ex-régime dictatorial tunisien ?

C’est que le hasard de la vie a voulu que, pendant plus d’un an, nous avons été voisins, rue Ali Kallel à La Marsa, dans votre pays, la Tunisie.

J’y louais une maison avec ma famille dans le cadre d’un emploi que j’y avais pour une organisation internationale basée à Tunis.


Abdelaziz Ben Dhia

Dès mon installation, j’avais bien sûr noté la présence permanente, 24 heures sur 24, 365 jours par année, d’un policier se tenant au devant de votre résidence. Cela m’avait bien sûr intrigué et, un soir, j’avais demandé au policier de faction quelle personne habitait cette résidence.

Il m’avait répondu dans son français bancal «un personnage très, très important. Grand ami de Ben Ali».

Et puis est venu, fin 2008, un numéro d’un magazine international, publié en France, dont un article portait sur la Tunisie. Dans ce texte, on y parlait des hommes proches du président du pays.

À ma stupeur, je vous ai reconnu dans une des photos publiées.

Cette découverte ne m’a guère laissé indifférent. C’était la première fois que je vivais, pour une longue période, sous une dictature. Vivre dans un pays fermé à la libre circulation de l’information, à l’expression libre des idées m’a rempli de sentiments troubles.

Accro d’informations, j’en étais venu à délaisser de plus en plus la lecture des médias tunisiens, tous soumis à une chape de plomb rendant absolument impossible le compte-rendu de l’actualité réelle dans votre pays.

Et je m’offusquais, quasi quotidiennement, de la peur qui régnait parmi les citoyens dans une Tunisie pourtant à une heure de vol de l’Europe. Peur de dire ce qu’ils pensent, ressentent, même si ces commentaires seraient utiles à être entendus pour contribuer à un sain débat public dans le pays.

Porté par ces émotions, je me suis ainsi renseigné sur votre compte. Rapidement, j’ai appris que vous étiez un des piliers du régime, peut-être même le numéro deux, après le président Ben Ali.

En apprenant davantage sur votre profil (via Wikipedia), j’ai été secoué. Par le contraste entre vous et l’ex-dictateur.

Tout, votre origine sociale, votre éducation, vous éloignait de Ben Ali. Je vous croyais, au départ, homme du sérail sécuritaire. J’ai découvert un homme de la bourgeoisie, de La Marsa, cité intellectuelle par excellence du pays.

Docteur en droit, formé en France, ex-directeur de la Faculté de droit de Tunis : bref tout, dans votre parcours, faisait de vous un homme éminemment fréquentable. Un homme tout en contraste avec votre ami Ben Ali, petit flic peu instruit, s’étant construit une carrière dans la répression et le renseignement.

Et pourtant.

Vous êtes devenus tous les deux de fidèles et indéfectibles alliés. On disait même de vous que vous étiez son plus fidèle lieutenant, voire plus dévoué à l’homme qu’au régime.

Lors de la campagne présidentielle de 2009, dont l’issue ne faisait bien sûr aucun doute, je lisais vos propos dans les médias staliniens du pays et tous vos commentaires pointaient vers les qualités d’homme quasi surhumain attribuées à Ben Ali, présenté comme la toute seule alternative raisonnable, envisageable pour votre pays.

Porté par ces incompréhensions envers votre rôle d’estafette, votre fidélité aveugle à un dictateur, pour moi une caricature de despote oriental, j’étais parfois tenté, en vous voyant dans la rue, de vous aborder.

Et de vous poser ces questions : Pourquoi vous, homme de culture, êtes-vous allié à la vie et à la mort à un tel personnage?

Pourquoi cet acharnement à le voir rester au pouvoir ? La Tunisie n’est-elle pas capable de «produire» un autre président, mieux adapté aux circonstances ?

Êtes-vous conscient que personne, ou presque, appuie vraiment le régime ? Tout le monde sait que vous menez une mascarade, une comédie, que vous truquez les élections ; le savez-vous ou faites-vous semblant ?

Ne savez-vous pas que toute la communauté étrangère parle de la Tunisie comme étant en fin de régime, qu’un renouvellement s’avère impérieux ?

Êtes-vous sensible au fait qu’une des personnes avec laquelle vous composez régulièrement, soit la femme du président, est unanimement détestée par le peuple et qu’elle met votre survie politique en péril ?

J’avais bien d’autres questions à vous poser. Mais je n’ai jamais eu l’occasion, ni la témérité de vous aborder.

Et puis est survenue la Révolution, qui vous a fait basculer du mauvais côté de l’Histoire.

Et c’est à elle que doit être laissé le soin de vous juger.

Mais je crains qu’elle ne vous range, si ce n’est déjà fait, dans un registre, celui de conseiller mal avisé d’un tyran honni, que vous n’avez jamais envisagé.

* Blogueur, ex-résident de la Tunisie (2007-2011), Montréal, Québec, Canada.