Tunis et Riyad sont condamnés à s’entendre pour relancer leurs relations. Que pèsera alors la demande d’extradition de Ben Ali, réfugié en Arabie saoudite, devant les exigences de la realpolitik ?

Par Ridha Kéfi


«Le Chef du gouvernement provisoire Hamadi Jebali a reçu une invitation officielle à visiter le Royaume d'Arabie Saoudite dans les plus brefs délais. Cette invitation lui a été remise lors de l’audience qu’il a accordée, le 12 janvier, au palais du Gouvernement à la Kasbah, à l’ambassadeur du Royaume d’Arabie Saoudite, Khaled Ben Moussaed Al-Ankari. Cette rencontre a offert l’occasion au diplomate saoudien de transmettre les félicitations du Roi Abdallah Ben Abdelaziz, Serviteur des deux saintes mosquées, à Hamadi Jebali à l’occasion de sa nomination à la tête du gouvernement.»

Incompatibilité idéologique et doctrinaire

Voilà ce que dit le communiqué, à la fois laconique et verbeux, diffusé par le Palais du gouvernement via la Tap, «l’agence de presse gouvernementale» (c’est ainsi, en tout cas, que M. Jebali la considère). Mais ce communiqué ne dit pas l’essentiel. Car l’essentiel est, comme souvent, dans le non-dit.

On sait que les relations entre la Tunisie et l’Arabie saoudite n’ont jamais été excellentes, ni sous Bourguiba ni sous Ben Ali, pour des raisons évidentes d’incompatibilité idéologique et doctrinaire. Entre l’Arabie wahhabite et pudibonde et la Tunisie libérale et progressiste, le courant est toujours très mal passé.

Quant à l’hospitalité offerte par Riyad à l’ex-président Ben Ali, elle tient plus du devoir d’assistance à un despote musulman déchu que d’une quelconque sympathie envers l’homme, même si Ben Ali, qui fut longtemps ministre de l’Intérieur, a des relations très anciennes avec Nayef Ben Ben Soltane Ben Abdelaziz, l’inamovible ministre de l’Intérieur et prince-héritier du royaume wahhabite.


Le prince héritier Nayef Ibn Abdelaziz

C’est peu dire donc que l’image de l’Arabie saoudite est assez brouillée en Tunisie, où les soutiens de Riyad aux mouvements fondamentalistes et au prosélytisme wahhabite n’est pas très apprécié  – c’est un euphémisme – de beaucoup de Tunisiens, soucieux de préserver le modèle d’islam ouvert, tolérant et progressiste qui est la marque de leur pays.

Condamnés à s’entendre

Reste que l’Arabie Saoudite et la Tunisie sont condamnés à s’entendre. Les deux pays ont des liens économiques et humains assez anciens.
La Tunisie a besoin des investissements saoudiens pour relancer son économie et de la monarchie pétrolière, grande pourvoyeuse de travailleurs étrangers, pour y caser nombre de ses jeunes diplômés chômeurs.

L’Arabie saoudite, pour sa part, n’a pas vu d’un bon œil le vent de liberté qui a soufflé, à partir de la Tunisie, sur une grande partie du monde arabe, jusqu’à ses propres frontières, au Yémen et à Bahreïn. Mais elle est condamnée à s’adapter à la nouvelle donne pour ne pas perdre pied dans une région, l’Afrique du Nord, où son influence risque de s’affaiblir avec l’avènement de régimes républicains et démocratiques.

On peut estimer cependant que la question de l’extradition de l’ancien président tunisien vers la Tunisie pourrait constituer une pomme de discorde entre les deux pays, d’autant que l’Arabie saoudite semble peu disposée à faire un effort en ce sens. Tunis peut toujours invoquer, à l’appui de sa demande, les condamnations déjà prononcées à l’encontre de l’ex-président, qui sont suffisamment lourdes pour justifier une telle demande. Ils peuvent aussi invoquer le mandat d’arrêt international émis, via Interpol, à l’encontre ce dernier. La restitution des biens et des avoirs de l’ex-clan au pouvoir en Arabie saoudite pourrait constituer un autre sujet de discussion entre les responsables des deux pays.

Qui a intérêt à rapatrier Ben Ali ?

Cela dit, rien n’indique que l’actuel Premier ministre va faire davantage que son prédécesseur pour faire ramener Ben Ali en Tunisie. Pour une raison déjà évoquée : Tunis, qui a besoin de l’aide économique saoudienne, n’a aucun intérêt à braquer Riyad sur un sujet qui ne constitue pas, en vérité, une grande priorité à ses yeux.

On peut, en effet, estimer que le nouveau gouvernement ne sera pas plus déterminé que ne le fut le précédent à faire rapatrier l’ex-président, car la seule perspective de la présence de Ben Ali en Tunisie pourrait donner des cauchemars à beaucoup de Tunisiens, dans la classe politique nationale, et pas seulement parmi les rescapés de l’ancien régime. Sa présence constituerait, par ailleurs, davantage de problèmes pour Hamadi Jebali qu’elle ne lui apporterait de solutions, car son gouvernement serait dans l’obligation d’assurer la sécurité d’un homme dont la mort est souhaitée par beaucoup de Tunisiens, et pas seulement parmi ses ennemis. Et pour cause : une balle est vite partie, et c’en serait fini des enquêtes et procès dont Ben Ali fait aujourd’hui l’objet. Le scénario, s’il venait à se réaliser, ne resterait pas sans conséquences politiques et sécuritaires. A la place de M. Jebali, on préfèrerait ne pas y penser.

En d’autres termes, la Tunisie aurait peut-être plus intérêt à ce que Ben Ali reste en Arabie saoudite que les «frères» saoudiens à vouloir le garder chez eux. La situation actuelle, si elle énerve au plus haut niveau les Tunisiens, qui voudraient voir leur ex-despote jugé à Tunis et pas seulement par contumace, arrange finalement toutes les parties. D’autant que le silence, frisant le mutisme, observé par l’intéressé depuis son départ précipité de Tunis, fait l’affaire de tous ceux qui redoutent ses révélations. De là à dire que Ben Ali est, d’une certaine manière, le maître du jeu et qu’il tient en main son propre destin, il y a un pas que nous serions tentés de faire.

Réchauffement de l’axe Tunis-Riyad

Sur un autre plan, les relations entre l’Arabie saoudite et le mouvement islamiste tunisien, représenté par Ennahdha, n’ont pas toujours été au beau fixe. Elles ont alterné des périodes de grande proximité, pour des raisons d’affinités idéologiques, et des raidissements passagers, comme au milieu des années 2000, lorsque Rached Ghannouchi avait été empêché d’entrer au royaume wahhabite, sans doute à la suite d’une demande de Ben Ali que son ami l’émir Nayef Ben Abdelaziz n’a pas pu ignorer. Le récent rapprochement entre Ghannouchi et l’émirat du Qatar, petit satellite du royaume wahhabite qui cherche à jouer dans la cour des grands – rapprochement facilité par cheikh Youssef Qaradhaoui, conseiller particulier de l’émir Jassem Ben Khalifa Al Thani –, a suscité les suspicions de Riyad vis-à-vis des islamistes tunisiens.

Ces nuages sont cependant passagers : les relations entre les deux parties sont assez anciennes et cimentées par des affinités idéologiques et ne sauraient souffrir une quelconque rupture. On peut même parier sur un réchauffement progressif des relations entre Tunis et Riad, conséquence directe de l’arrivée au pouvoir, en Tunisie, d’un gouvernement de coalition à forte composition islamiste.

On peut même parier que la prochaine visite de Hamadi Jebali dans le royaume saoudien sera l’occasion pour Riyad de montrer ses bonnes dispositions actuelles à l’égard de la Tunisie, non pas en décidant l’extradition de Ben Ali, mais en accordant à la Tunisie une aide économique conséquente. Et c’est tout, apparemment, ce que Tunis souhaite aujourd’hui. Pour l’extradition de Ben Ali, il faudra repasser…