La «qatarophobie» peut-elle tenir lieu de boussole politique et oblitérer notre jugement au point de nous faire perdre de vue le critère moral ? On peut ne pas aimer Moncef Marzouki et approuver sa décision de rompre avec Damas, même si la forme est critiquable.

Par Samy Ghorbal*.


 

Depuis une dizaine de jours, depuis que «le président provisoire», Moncef Marzouki, a annoncé, de manière théâtrale et impromptue, le renvoi de l’ambassadeur syrien et la rupture des relations diplomatiques avec Damas, la classe politique est en émoi. Et le débat fait rage dans la société civile et dans les médias. «La Tunisie de la Révolution a un devoir d’exemplarité, disent les avocats du gouvernement. Elle ne pouvait rester silencieuse après les massacres de Homs et l’escalade meurtrière du régime baâthiste. Il fallait réagir et signifier notre soutien sans réserve aux aspirations des peuples arabes vers la liberté et la dignité». «Une décision sensationnaliste, hâtive, irréfléchie et susceptible de nuire aux intérêts de la Tunisie», répondent les détracteurs de la troïka au pouvoir, qui flétrissent un gouvernement et une diplomatie inféodée aux puissances étrangères.


Homs bombardée à l'arme lourde

Sur la forme, difficile de ne pas donner raison aux adversaires de Moncef Marzouki et de Hamadi Jebali. La rupture des relations avec Damas était brouillonne, improvisée et certainement guidée par des considérations électoralistes. Il est incompréhensible que notre gouvernement n’ait pas pris des mesures pour garantir la sécurité de la communauté tunisienne résidant en Syrie, et il est proprement révoltant que notre Premier ministre s’en remette à la protection de Dieu pour nos ressortissants. Tout a été dit et écrit à ce sujet, inutile de revenir dessus.

Mais la question de fond posée par l’initiative intempestive du président provisoire demeure : la Tunisie a-t-elle eu raison ou tort de «s’immiscer» dans la crise syrienne et de s’aligner sur les thèses défendues par Doha, Riyad, Washington et Paris ? Et quelle attitude adopter face à Damas ?

La tendance actuelle, qui consiste à se positionner sur la crise syrienne en vertu de nos clivages et de nos appartenances politiques, me semble regrettable et dangereuse. On a le sentiment que la théorie conspirationniste, qui a fait tant de ravages pendant la campagne électorale, a aujourd’hui changé de camp. Hier l’apanage des militants du Congrès pour la République (Cpr) et d’Ennahda, elle semble désormais distiller son venin dans les esprits progressistes. On imagine volontiers la Tunisie comme un pion dans un vaste complot international. Et chacun croit discerner une main invisible – celle de l’Emir du Qatar – derrière les agissements du nouveau gouvernement. Doit-on se laisser aveugler par notre qatarophobie, légitime par bien des aspects, et doit-on laisser celle-ci oblitérer notre jugement au point de nous faire perdre de vue le critère moral ?

Autant l’avouer tout de suite : je n’ai jamais fait preuve d’aucune complaisance envers Ennahda et le Cpr.

Cependant j’estime depuis longtemps que le régime syrien a perdu toute forme de légitimité. Et que la Révolution a rendu caduc le principe de non-immixtion absolue dans les affaires intérieures d’un autre Etat arabe.


Syrie, un pays en quasi-guerre civile

Aujourd’hui, l’indifférence n’est plus permise. Ce serait une faute morale doublée d’une erreur politique. Mais examinons d’abord les faits avant de tirer des conclusions.

Homs : Sarajevo ou Timisoara ?

J’entends bien ceux qui disent que nous ne savons pas ce qui s’est réellement passé samedi avant-dernier dans la ville de Homs et qu’on ne peut écarter totalement le risque d’une mystification. Chacun se souvient des images terribles du charnier de Timisoara (Roumanie) en décembre 1989, images qui se sont avérées être une mise en scène. On ne peut exclure que certaines images en provenance de Homs aient été trafiquées, arrangées, pour servir la cause de l’opposition syrienne. Mais encore une fois, si le gouvernement syrien laissait les journalistes opérer sans entraves, cela diminuerait d’autant le risque de manipulation, de part et d’autre. Or ce n’est pas le cas. Et la faute en incombe d’abord au régime de Damas.

Cela étant dit, aucune personne sensée ne peut nier que la ville de Homs et les centaines de milliers de civils qui y habitent soient soumis depuis une semaine maintenant, à un déluge de plomb et de feu. Et que les tués se chiffrent par centaines. C’est un massacre qui en rappelle d’autres : Sarajevo, en Bosnie, et, avant cela, Hama, en 1982. En Syrie, déjà…

La crise syrienne est une crise à multiples dimensions. C’est la révolte d’un peuple contre une tyrannie qui l’opprime depuis quatre décennies. Mais cette révolte s’insère dans un environnement géopolitique «lourd». La Syrie tient une place à part sur l’échiquier du Proche-Orient. C’est, avec le Liban, le dernier Etat en situation de belligérance avec Israël, qui occupe toujours une partie de son territoire, le Golan. Damas est le sponsor du Hezbollah, fer de lance de la résistance libanaise à Israël, et aussi un relais de l’influence iranienne dans la région.

Un certain nombre de puissances, qui partagent pour des raisons diverses une même aversion pour le régime de Téhéran – Israël, les Etats-Unis, les pétro-monarchies du Golfe – ont aujourd’hui objectivement intérêt à l’affaiblissement de Damas. D’autres, soucieuses avant tout de préserver le statu quo régional – la Russie et dans une moindre mesure la Chine – s’opposent fermement à toute velléité d’internationalisation de la crise.

Une conspiration imaginaire

Ces données géopolitiques sont massives. Incontournables. Mais dans quelle mesure doivent-elles influencer et conditionner notre jugement ? En d’autres termes, quelle attitude adopter face à la Syrie ? Ce pays occupe une place à part dans l’imaginaire arabe. Grâce au califat omeyyade, sa civilisation a rayonné de mille feux. C’est la patrie de Michel Aflak et de Salah-Eddine Bitar, c’est le berceau du nationalisme arabe. En un sens, toute l’idéologie arabe contemporaine prend sa source en Syrie. Mais précisément, c’est parce que la Syrie représente la quintessence de l’arabisme que tous ceux qui se réclament de l’héritage politique et spirituel de l’arabité n’ont pas le droit de se taire et de détourner les yeux de ce massacre à huis-clos. Il ne doit pas y avoir d’équivalence possible entre les agissements des forces de sécurité syriennes et «l’idée arabe». Bachar El Assad a encore moins d’excuses que Zine El Abidine Ben Ali, Hosni Moubarak ou Ali Abdallah Saleh.


Bachar le féroce n'entend pas les cris de son peuple ni ceux de la communauté internationale

Bachar doit quitter le pouvoir car son régime a perdu toute forme de légitimité. Il avait toute latitude pour entreprendre des réformes. Pour mettre fin aux tueries et pour enclencher un processus politique de la dernière chance avant que la résistance syrienne ne se militarise. Au lieu de quoi il a jeté ses chars et ses miliciens contre sa population. Son isolement actuel est la conséquence de son entêtement et de la sauvagerie de la répression.

Bachar, victime d’un complot international ? Victime, plutôt, de son autisme politique et de cette forme d’entêtement suicidaire qui semble caractériser tous les régimes arabes, depuis l’Irak de Saddam Hussein, en 1990/1991, jusqu’à la Libye de Mouammar Kadhafi en 2011.

Revenons quelques mois en arrière et essayons de nous souvenir de la situation diplomatique qui prévalait au moment de l’éclatement de la Révolution syrienne. Souvenons-nous du mutisme assourdissant des Israéliens et de la gêne des Américains. Souvenons-nous de l’embarras de la Turquie d’Erdogan. Souvenons-nous des silences de la Ligue arabe, de la prudence et des ambivalences des Qataris et des pétro-monarchies du Golfe, prises au dépourvu par la contagion de la fièvre révolutionnaire au pays du Cham. L’émir du Qatar avait été le grand artisan du rabibochage des relations entre la France et la Syrie, intervenu en 2008, sous la présidence Sarkozy. Il rêvait alors de faire sortir le régime de Damas de l’orbite iranienne pour le ramener dans «le camp sunnite».

Souvenons-nous des réticences d’Al Jazira à couvrir la crise syrienne. La chaîne de Doha préférait regarder ostensiblement du côté de Benghazi et de Misrata, et il n’y avait guère que France 24 à s’intéresser au martyre de Deraa...

L’impossible perestroïka à la syrienne

Damas a perdu un à un tous ses soutiens. Son régime a réussi à se mettre à dos les puissances les mieux disposées à son égard, en particulier la Turquie, devenue l’acteur incontournable de la région, et qui ne prend ses ordres de personne. Bachar et ses conseillers ont commis une grossière erreur d’analyse en interprétant les atermoiements de la communauté internationale comme un blanc-seing, comme un «permis de tuer». Ils ont délibérément écarté la possibilité d’une solution politique pour jouer la carte de la répression à outrance. Une fuite en avant dans l’horreur directement à l’origine de la militarisation de la crise. En résistant les armes à la main, les déserteurs des forces armées syriennes ne font qu’exercer l’un des droits imprescriptibles de l’être humain : le droit de résistance à l’oppression (consacré par l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789).

Aurait-il été possible de réformer le régime baathiste ? Sans doute pas. Une glasnost ou une perestroïka à la syrienne auraient très certainement conduit à une désagrégation plus ou moins rapide du système. Mais une transition contrôlée, organisée et négociée n’aurait-elle pas été mille fois préférable au carnage qui dure depuis onze mois, et qui va inéluctablement aboutir au même résultat ? Confrontés à des défis du même ordre que celui que vit aujourd’hui Bachar El Assad, le Russe Mikhaïl Gorbatchev (un civil) et le Polonais Wojcieh Jaruzelski (un militaire) ont su faire preuve de lucidité, de courage et d’esprit patriotique. Ils ont choisi de jouer la carte de la transition plutôt de que de tenter le risque de la guerre civile. L’art de la politique consiste d’abord à accepter l’inéluctable.

La «dictature rempart contre l’islamisme» ?

D’aucuns objecteront que le renversement de Bachar aboutirait inéluctablement au triomphe du fanatisme islamiste. A cela il nous faut opposer deux arguments :

- Premier argument : l’incertitude. Nous ne savons pas, et nous n’avons aucun moyen de savoir si la Syrie de demain sera meilleure que la Syrie d’hier et d’aujourd’hui. Mais en tout état de cause, son régime futur ne pourra pas être pire que son régime actuel.

- Second argument : il nous faut comprendre, une fois pour toutes, que la perpétuation de la tyrannie ne peut plus être une option dans le monde arabe. On a prétendu, pendant des années ou des décennies, que les régimes de Ben Ali, de Moubarak ou de Kadhafi étaient des «remparts» contre l’islamisme. Cette excuse était une tromperie, je le montre dans la deuxième partie mon livre. C’est une excuse qui ne doit plus avoir cours ! En annihilant toute forme de dialectique sociale et politique, en bâillonnant les intellectuels et la société civile, en persécutant les authentiques forces de gauche et de progrès, ces infernales dictatures arabes ont fait le lit de l’islamisme et du salafisme qu’elles prétendaient combattre. Elles ont empêché leurs sociétés de secréter des anticorps à la pensée obscurantiste. Elles leur ont ouvert un boulevard. N’avons-nous donc rien compris de nos erreurs ? Le temps n’est-il pas venu de briser une fois pour toutes le cercle vicieux de notre sous-développement politique ?

La question posée par la crise syrienne est la même que celle posée par la guerre civile libyenne, c’est la question de la Révolution arabe. Jusqu’à présent, nous avons eu énormément de chance en Tunisie, car qui dit Révolution dit nécessairement soubresauts douloureux et convulsions sanglantes. Nous le savons maintenant, les «thuwars» de Zenten ou de Misrata ne valent pas mieux que les miliciens de Kadhafi. Nous ne savons pas encore ce que valent les soldats de l’Armée syrienne libre. Il faut leur donner leur donner leur chance. Nous ne pouvons pas continuer à raisonner comme si rien ne s’était passé depuis le 14 janvier. La diplomatie tunisienne doit aller dans le sens de l’Histoire. Et le sens de l’Histoire, c’est la Révolution arabe.

(*) Journaliste et écrivain. Il a publié ‘‘Orphelins de Bourguiba & héritiers du Prophète’’, un essai sur la modernité tunisienne (Cérès éditions, janvier 2012).

Blog de l'auteur
.

Article du même auteur dans Kapitalis :
Les Arabes et la Syrie: silence = complicité = morts