«Il ne s’agit pas à présent de compter les Tunisiennes portant le voile, mais de faire face aux urgences comme l’emploi, l’économie et l’éducation», a lancé l’écrivain aux Tunisiens venus l’écouter samedi à Beït El Hikma, à Carthage.
Par Marouen El Mehdi
En visite de deux jours en Tunisie, l’universitaire égyptien, auteur de plusieurs ouvrages sur l’islam politique, le dialogue inter-religieux et intracommunautaire, n’est pas passé inaperçu. Il est venu présenter son dernier ouvrage, ‘‘L’Islam et le réveil arabe’’ qui réserve l’essentiel de son contenu à la révolution en Tunisie et en Egypte. L’occasion était propice pour recueillir ses points de vue sur ce qui se passe aujourd’hui sur la scène politique et sociale dans notre pays…
Sous Ben Ali, «un accident est souvent vite arrivé»
Parlant des circonstances de sa visite, Tariq Ramadan a révélé qu’il a évité d’être là au temps de Ben Ali car, dit-il, «un accident est souvent vite arrivé», ce qui veut dire qu’il se sentait indésirable dans ce pays et que le pouvoir en place pouvait lui réserver un sort des plus tristes !
Aujourd’hui, il est bien là, mais cette visite était-elle recommandée par un courant politique en activité en Tunisie ? La réponse dégage une certaine distance entre Ramadan et les partis politiques présents en Tunisie : «J’ai reçu, depuis le 14 janvier 2011, près de 95 invitations et si je suis ici, ces jours-ci, c’est pour répondre à une invitation de la librairie Al Kitab pour présenter mon dernier ouvrage dans lequel j’ai parlé des récentes révolutions dans le monde arabe. Je ne suis pas ici en tant que partisan d’un quelconque parti, mais tout simplement pour poser des questions qui me préoccupent et pour en savoir plus. Il est vrai que je suis le petit-fils d’un grand militant des Frères musulmans en Egypte, mais je tiens à mon impartialité avant tout».
Cette visite intervient quelques jours après celle de Wajdi Ghanim, s’agit-il alors d’une manœuvre pour rétablir l’équilibre, un modéré succédant à un extrémiste ? Tariq Ramadan n’est pas d’accord : «Je n’aime pas qu’on lie ma visite à celle de Wajdi Ghanim. Je connais bien l’homme, il est considéré en Egypte comme un grand militant qui a tenu tête à Moubarak et je n’aime pas débattre de ses convictions politiques ou théologiques, même si je ne partage pas certaines de ses idées comme celle de l’excision des filles et des femmes qui, à mon avis, n’ont rien à voir avec les principes et les valeurs de l’islam».
Tariq Ramadan pense que la controverse créée par la visite et les propos de Ghanim est révélatrice de ce que vit la Tunisie : «La liberté de penser est une grande responsabilité. Il faut surtout éviter de penser stupidement. En Tunisie, les idées sont encore très partagées, et il va falloir transformer l’émotion de la révolution en une intelligence de construction. Il va falloir être patient car cette construction demandera du temps, mais je suis optimiste quant à l’avenir de ce pays. Soyez moins émotionnels et plus lucides. Ce qui compte le plus, à présent, ce n’est pas de compter le nombre de femmes tunisiennes qui portent le voile, mais de s’intéresser aux autres secteurs qui sont dans l’urgence tels que l’emploi, l’économie et l’éducation. Il faut bien que le bon sens finisse par l’emporter dans une situation pareille.
Les controverses d’après révolution sont inévitables et il faut savoir les gérer. En Egypte, ceux qui considèrent que la démocratie est un péché ont récolté 22% des voix aux élections !».
Printemps arabe ? Je n’y crois pas encore…
Tariq Ramadan en est convaincu : «Ce qui s’est passé en Tunisie et en Egypte n’a rien à voir avec une révolution, c’est plutôt un soulèvement de peuples opprimés qui réclament plus de dignité et de liberté, et ils sauront relever le défi, j’en suis convaincu, surtout en Tunisie où toutes les parties politiques sont dans une dynamique de changement et d’action. Les partis essaient de contrôler la situation, mais en seront-ils capables ? Si les Tunisiens réussissent ce changement, ils seraient sujets de leur histoire et ils n’en seraient que plus fiers.
Le pays a besoin de plus d’indépendance politique, culturelle et économique, mais également d’une émancipation qui tienne compte de sa diversité. J’écoute parler de salafistes et je ne suis pas d’accord avec ces courants extrémistes qui tiennent à imposer un islam conçu à leur façon. A mon avis, il faut éviter au maximum d’islamiser les problèmes sociaux. Ce peuple tire sa force de sa diversité et de son ouverture et il ne peut s’en priver. Pour avancer, toutes les parties, par-delà leur popularité et leurs acquis, doivent impérativement éviter la polarisation et le débat entre les tendances islamistes et laïques doit survivre».
Evoquant la situation actuelle en Syrie et l’éventualité de voir ce pays renforcer ce qu’on appelle le printemps arabe, Ramadan a tenu à se démarquer clairement : «Je vais peut-être vous surprendre, mais ce printemps arabe, je n’y crois pas beaucoup, du moins pour le moment. Parmi les pays qui ont connu des soulèvements, seule la Tunisie est en train d’avancer. Elle le fait à petits pas, mais sûrement malgré quelques entraves. Je ne suis pas naïf et je n’aime pas me projeter dans un avenir incertain. Pour le moment, rien n’est encore gagné et ces pays sont à la croisée des chemins. Pour la Syrie, il est clair que les intérêts de plusieurs puissances mondiales s’y croisent et on l’a perçu lors de la dernière rencontre entre les Amis du peuple syrien». On lui a demandé s’il était convaincu que les Américains se tiennent derrière tout ce qui se passe dans le monde arabe : «Les Américains ont dévoilé leurs intentions depuis 2003 et ils tiennent à ce changement, mais je pense personnellement que tout ce qui s’est passé en Tunisie et en Egypte a été le fruit d’un soulèvement spontané de peuples qui ont trop souffert et qui ont fini par se révolter».
Tariq Ramadan a profité aussi de l’occasion pour faire la promotion de son dernier ouvrage ‘‘L’Islam et le réveil arabe’’ : «Il s’agit d’une analyse des derniers évènements dans le monde arabe et j’en ai profité pour saluer le courage du peuple tunisien. Aujourd’hui, je suis parmi vous pour en savoir plus à travers mes rencontres avec des hommes politiques et des citoyens de différentes appartenances», a-t-il dit. Reste à signaler que cet ouvrage est paru en langues anglaise et française et que la version arabe paraîtra au mois de septembre prochain.