A Kasserine, dans l’ouest de la Tunisie, un programme du gouvernement provisoire pour fournir des emplois aux chômeurs est détourné par la corruption.

Par Eileen Byrne


C’est un sujet de discussion dans les cafés de Kasserine, une ville située dans une plaine aride dominée par la montagne Jebel Chambi, qui sépare la Tunisie de l’Algérie. Il y a un peu plus d’an, la Tunisie s’est élevée contre le régime de Zine El-Abidine Ben Ali. Les jeunes de la ville ont gagné le statut de héros en faisant face aux balles de la police. Il y a eu 20 morts. L’une des exigences principales des manifestants était l’emploi, mais les responsables locaux actuels cherchent à lutter contre l’infiltration dangereuse des plans d’embauche locaux par des racketteurs.

La mafia des «hadhayer»

«Ce n’est pas une petite mafia, c’est une grande mafia», souligne Maher Bouazzi, 38 ans, un avocat qui, depuis mai, a dirigé le conseil municipal. «Pour avoir essayé d’enquêter sur le niveau de ce racket, j’ai reçu des menaces. Les gens viennent de Hay Zouhour [un quartier pauvre] pour me mettre en garde contre «d’autres personnes qui peuvent brûler ma voiture». Les dirigeants municipaux de la ville qui ont été chargés de l’enquête ont reçu des menaces de représailles encore plus violentes et plus graves. Maher Bouazzi ajoute : «Même les ministres à Tunis savent que quand ils se déplacent, ils doivent prendre des précautions à cause de cette mafia.»

Après la révolution, les programmes de travail financés par l’État ont été élargis par un gouvernement intérimaire désespéré de ne pouvoir répondre à toutes les demandes d’emploi. Mais le gouvernement central n’exerçant qu’un faible contrôle sur Kasserine, une forme de corruption a prospéré autour des mécanismes de création d’emploi, connus sous le nom de «hadhayer» (chantiers de travail, en français). Ceux qui ont détourné ce programme dans un but lucratif ont pu acheter l’influence du personnel de rang inférieur travaillant au bureau du gouverneur de la région, affirment Bouazzi et d’autres sources à Kasserine.


Des demandeurs d'emploi devant le siège du gouvernorat de Kasserine

Il y a des signes montrant que Tunis est conscient du problème. Houcine Dimassi, le ministre des Finances du gouvernement à dominante islamiste entré en fonction en décembre, a critiqué les mesures palliatives visant à réduire le chômage qui, selon lui, ont coûté jusqu’à 767 millions de dinars, et qui «tournent autour du problème sans vraiment se focaliser sur lui... C’est un gaspillage inutile, à un moment où le pays n’a pas les moyens pour faire face à l’explosion des besoins», a-t-il dit.

Des changements qui tardent

Le système des «hadhayer» a été introduit sous Ben Ali. Comme les gens ont quitté la campagne pour venir grossir les quartiers pauvres des villes de province, le Rassemblement constitutionnel démocratique (Rcd, ex-parti au pouvoir), a été utilisé par le régime pour désamorcer les tensions et construire des réseaux de contrôle.

Dans la campagne, la révolution a révélé un énorme besoin en logements, transport, services de santé, eau et alimentation. Les familles ont souvent du mal à survivre avec un ou deux salariés faiblement rémunérés. La couverture inégale du régime de sécurité sociale est restée en place, mais les communautés qui ont appris à élever la voix sont de plus en plus impatientes de voir des changements.

A Kasserine, le taux de chômage dépassait 36% avant la révolution chez les diplômés de l’enseignement supérieur – et il a augmenté depuis. Les travailleurs, qui ont la chance d’être admis dans le programme par un contremaître de chantier, sont envoyés pour travailler comme nettoyeurs ou dans d’autres emplois non qualifiés dans les bureaux des administrations locales, des hôpitaux, des écoles ou des projets forestiers.

Environ 18.000 personnes sont maintenant enregistrées dans les chantiers à travers la région de Kasserine. Ils sont payés environ 250 dinars par mois sur les fonds publics. Les contremaîtres corrompus, qui distribuent les salaires, prennent plus de 50 dinars de chaque personne, confirment les populations locales. Si le travailleur reste à la maison, le contremaître peut se sucrer jusqu’à hauteur de 100 dinars, et il peut même grossir la masse salariale avec les travailleurs inexistants.

Des personnalités locales dénoncent cette arnaque à laquelle sont associés d’anciens membres du Rcd qui se font maintenant prévaloir d’une nouvelle virginité, après avoir travaillé avec des figures bien connues de la contrebande locale longtemps protégées par la famille de Leila Trabelsi, épouse Ben Ali. Plus inquiétant encore, les fonctionnaires croient savoir qu’une partie des fonds ainsi recueillis sont investis dans le trafic du haschich et de l’essence en provenance de l’Algérie, et les armes à destination de la Libye.

La contrebande de l’essence et des armes

Dr Mahjoub Kahri, un chef de service à l’hôpital local, qui est également correspondant du journal national ‘‘Echourouk’’, calcule qu’un contremaître de chantier corrompu peut «facilement gagner 60.000 dinars par mois à partir de la feuille de paie de centaines de personnes.

Mais tout gouverneur qui essaye de bouger contre les racketteurs risque de les voir mobiliser leurs réseaux de clients pour un autre épisode de pillage et d’attaques contre les bâtiments publics – comme cela s’est produit quand un ancien gouverneur a été évincé en juillet. Dr Kahri dit que le risque est que «si les autorités se retournent contre ces bandits, Kasserine risquerait de brûler à nouveau».

Aucun fonctionnaire ministère de l’Intérieur n’était disponible, la semaine dernière, pour commenter ce qui se passe à Kasserine. Bouazzi a, cependant, appris par les nouvelles, jeudi dernier, que le magistrat avait ouvert une enquête judiciaire sur des allégations de détournement de fonds contre un contremaître de chantier. «C’est une première à Kasserine. Et c’est très important», a-t-il dit.

Traduit de l’anglais par Imed Bahri

Source : ‘‘The Guardian’’.