Dans leur ivresse du pouvoir total, les élus d’Ennahdha sortent à chaque fois le refrain de la «légitimité électorale», qui assimile toute critique du pouvoir à un complot contre le désir du peuple ou à une tentative de contre-révolution.

Par Dr Ahmed Chebbi*


Mea culpa, je m’excuse solennellement d’avoir accusé à tort Ennahdha de ne pas avoir le moindre programme. En effet, et contrairement à ce que prétendaient mes articles précédents, il s’avère qu’Ennahdha a bel et bien un programme dont  l’implémentation a débuté très tôt après les élections et qui commence déjà à porter ses fruits.

Une série de lois autocratiques

Pour mettre les faits dans leur contexte, il est primordial de revenir 6 mois en arrière lorsque l’Assemblée nationale constituante (Anc) discutait la loi sur l’organisation temporaire des pouvoirs publics, cette mini-constitution qui allait permettre au nouveau pouvoir exécutif de gouverner dans un Etat de droit. Ennahdha et ses deux lieutenants – Congrès pour la République (CpR ou Al-Moatamar) et le Forum démocratique pour le travail et les libertés (Fdtl ou Ettakatol) – avaient voulu imposer une série de lois autocratiques, qui faisaient rougir la constitution de Ben Ali, tant les pouvoirs légués à la personne du Premier ministre (et au pouvoir exécutif en général) dépassaient de loin les prérogatives que  ces derniers pouvaient avoir dans un contexte démocratique (et même autocratique). Apres la levée du bouclier de l’opposition et de la société civile, Ennahdha a lâché des miettes mais a réussi à faire passer l’essentiel de son «programme» sans trop forcer.

Au vu des récents événements, les intentions d’Ennahdha sont on ne peut plus claires: rien ne se fait sans moi, ou comme le dit si bien le dicton tunisien «Nalaâb walla nharrem» (Je joue ou je gâche tout).

Ce programme qui commence à apparaitre au grand jour consiste simplement et subtilement à changer en 12 mois tous les hauts fonctionnaires de l’Etat, en allant des maires jusqu’aux Pdg de toutes les institutions étatiques (académiques, industrielles, administratives, médiatiques) en passant par les juges, donnant ainsi au passage le coup de grâce à la séparation  des pouvoirs.

Une vision monochromatique et dictatoriale

En réalité, le concept d’indépendance pour Ennahdha est très particulier. Les paroles de Lotfi Zitoun, ministre conseiller du chef du gouvernement, qui disait récemment sur un plateau TV: «Mais voyons, personne ne peut vraiment être indépendant» prennent tout leur sens, confortant la fameuse doctrine de George W. Bush: «Celui qui n’est pas avec moi est contre moi», elle-même inspirée de l’Evangile de Saint Mathieu 12:3.

Ainsi, toutes les décisions prises par Ennahdha convergent vers cette même vision monochromatique et dictatoriale de l’indépendance des institutions et des personnes. Ce qui explique sûrement la volonté du mouvement islamiste de vouloir infiltrer par tous les moyens tout ce qui n’est pas «indépendant» à ses yeux, tels que les syndicats, la Ligue tunisienne des droits de l’homme (Ltdh), l’Ordre national des avocats tunisiens (Onat), celui des médecins, etc.

Cependant, la goutte qui a fait déborder le vase est celle du non-renouvellement du mandat de l’Instance supérieure indépendante des élections (Isie), cette institution qui a réussi à organiser les premières élections «libres» depuis un demi siècle. Pour la remplacer, Ennahdha compte mettre en place une institution «indépendante» dont les membres sont nommés… à la proportionnelle des résultats des dernières élections, ce qui rend de facto le pouvoir exécutif majoritaire au sein d’une institution censée organiser des élections. Bouazizi et les 300 martyrs doivent se retourner dans leurs tombes.

 

Marzouki, Ghannouchi et Jebali: Il n'est pas difficile de deviner qui est le patron.

Le refrain de la «légitimité électorale»

Pour répondre à leurs détracteurs, les élus d’Ennahdha nous sortent le refrain de l’année: «légitimité électorale». Cette fameuse légitimité qui rend pratiquement toute critique du pouvoir comme étant un complot contre le désir du peuple (37% du peuple pour être précis), ou pire encore, une tentative de contre-révolution. Cette expression est ainsi brandie comme un bouclier chaque fois que les membres du gouvernement font face aux critiques et aux demandes, toutes aussi légitimes de l’opposition et du peuple (63% du peuple pour être précis).

Pour conclure, comment ne pas rendre hommage aux co-architectes de cette contre-révolution «légitime», Mustapha Ben Jaâfar et Moncef Marzouki. Sans leur support inconditionnel, le mouvement de Rached Ghannouchi n’aurait pas réussi avec tant d’arrogance et d’aisance à poser les fondations d’une nouvelle dictature. Cette soumission ne peut s’expliquer que par le désir de faire parti du pouvoir (même d’une manière figurative), et par une docilité qui ne fait plus de doute, de la part de Ben Jaâfar, et de Marzouki, auquel le militantisme «parisien» sous Ben Ali a fait perdre la vision des valeurs et des principes fondamentaux de la démocratie.

* Universitaire.

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