Liberté, droits de l’homme, égalité, justice, démocratie, modernité, conservatisme, changement, élite… Paradigmes et concepts à reconsidérer pour un projet de société en Tunisie.
Par Lamjed Bensedrine
Le recours légitime à un modèle pour élaborer la moindre construction, peut-il nous épargner les dérives et imperfections, inhérentes à chaque modèle?
A propos du modèle politique
L’analyse systémique d’un modèle est une approche qui permet de dégager l’architecture et les mécanismes intimes, qui conditionnent sa singularité dynamique et ses dysfonctionnements éventuels. Cette approche est rendue nécessaire par l’exigence d’optimisation du modèle concerné, fut-il le plus pertinent ; car aucun modèle ne peut prétendre à l’universalité, dès lors qu’il est perfectible.
Cette démarche rationnelle, semble totalement absente des préoccupations de nos «démocrates modernistes» qui poussent le ridicule jusqu’à épouser le modèle, et à mimer les postures idéologiques de leurs références, sans le moindre souci de cohérence, au regard de la multitude de singularités qui caractérisent chaque pays...
S’il apparait tout à fait légitime de s’inspirer de modèles, encore faut faut-il se donner la peine d’en étudier les processus d’émergence, les fondements et mécanismes qui en déterminent la dynamique.
Cette négligence apparait dans ce qui nous a été donné à lire ou entendre dans les médias et qui témoignent d’une légèreté déconcertante, en terme de rigueur intellectuelle.
Comment avoir une approche analytique pertinente du système démocratique, si l’objet est confondu avec le référentiel7?
Ce non non-sens ne semble pas heurter l’intelligence de notre élite moderniste, dont la polarisation de l’attention demeure focalisée sur le modèle de l’ancien colonisateur, sans la moindre approche analytique d’autres modèles contemporains, ou d’expériences pertinentes issues de notre propre patrimoine civilisationnel.
L’élaboration d’un système politique innovant (légitimement revendiqué par la jeunesse révolutionnaire) est, par ailleurs, tributaire d’une exigence impérative qui est celle de nous pencher sur l’analyse des mécanismes et des processus qui ont permis à la dictature de se développer dans notre propre pays.
Si, à juste titre, nous définissons la dictature comme une perversion du système politique, nous devons nous interroger sur les conditions de son éclosion et les déterminants de son ancrage dans notre propre histoire, ou celle de toute société.
Quels sont les mécanismes ou antidotes pour s’en prémunir dans le futur ?
Serait-ce des considérations légales ? Institutionnelles ? Culturelles ?
Tant que ces questions ne sont pas éclairées par un large débat public, le risque de voir resurgir d’autres formes de dictature dans notre pays est loin d'être d’être improbable.
Occulter, ou négliger ce débat crucial aura, par ailleurs, des conséquences préjudiciables à la pertinence du contenu de la future constitution.
A propos des droits de l’homme
La notion (évoquée plus haut) de «développement de l’humanité de chacun», n’est pas exprimée en référence au paradigme qui voudrait définir l’humain en tant que catégorie, ou fait biologique déterminé et invariant, comme traditionnellement admis par la culture dominante, mais comme destin possible et non systématique, de l'être l’être biologique humain dans sa dimension mentale8, donc sociale.
Le processus d’humanisation est un processus auquel se trouve confronté chaque humain dans son devenir mental et social. Ce processus se trouve confronté à des forces antagoniques, d’abord dans un environnement familial et social (donc culturel), puis éducatif et professionnel, variables en fonction de l’époque et du lieu.
L’humain, en tant que catégorie biologiquement identifiée et déterminée, n’est pas accompli (comme le sont des mammifères génétiquement proche) au plan cérébral et psychologique, mais il est confronté à une dynamique de développement cérébrale, mentale, intellectuelle et psychologique, qui résulte d’un long processus d’interactions sociales à la fois contemporaines, trans-générationnelles et trans-civilisationnelles.
Notre humanité se construit (de façon plus ou moins accidentée) à l’image de notre développement biologique, pour parvenir à un degré donné de maturité.
Chez les musulmans, ce processus d’humanisation se confond avec le processus du «iman» ou foi (par lequel un individu accède à des niveaux progressifs de conscience, de rigueur morale, de pertinence («hikma»), d’humilité, et d’ouverture de cœur et d’esprit, qui caractérisent l’authentique parcours auquel est invité tout musulman).
Ce changement de paradigme, outre le fait qu’il distingue une variété possible d’humanité en chacun (conformément à son libre choix), met l’accent sur la faible prégnance du concept de droit de l’homme sur le cours de l’histoire de l’humanité, y compris la plus récente.
Réclamer un droit n’a jamais permis sa réalisation par aucune société ou individu, si l’instance ou le pouvoir censé le préserver, ne s’y trouve contraint. Aucun droit fondamental n’a pu être acquis par voie législative, mais par l’action qui consiste a à en prendre conscience, à s’organiser et à exercer la pression sur les pouvoirs concernés, pour y aboutir, parfois avec des sacrifices considérables.
Notre récente histoire le prouve.
Jouir d’un droit ne peut donc être le fruit durable d’une institution ou d’un système, quel qu’il soit ; mais la résultante de l’accomplissement d’une volonté humaine, collectivement consciente et déterminée à faire respecter durablement ce droit, pour qu’il s’inscrive dans la réalité.
Ce devoir, qui est le propre d’une conscience humaine, constitue le seul moyen efficient de préservation des droits et par voie de conséquence (et non l’inverse), se traduit de façon opérante en fait institutionnel et légal.
C’est l’exercice des devoirs qui autorise l’expression réelle des droits, en modifiant radicalement le rapport citoyen/pouvoir, dans un sens qui fait du citoyen un acteur responsable, et non un citoyen sujet, qui quémande ses droits.
Le problème crucial qui mine le fondement idéologique des sociétés modernes est que, s’étant débarrassées du religieux (non en tant que pouvoir, mais en tant que système référentiel de valeurs), elles se sont crues ainsi libérées de toutes contraintes pour faire valoir leurs volontés (leurs «droits») ou, plus précisément, celle des dominants.
Notre mode de fonctionnement cérébral est bâti sur des mécanismes déterminants notre réflexion et notre comportement selon des registres référentiels et ce, dans tous nos champs d’activité.
Nous avons tous besoin d’un système référentiel pour guider nos choix et nos logiques de conduite. Quand un système référentiel est labile, notre comportement l’est autant.
Tant que les sociétés démocratiques modernes s’inscriront dans un positionnement exclusif ou hégémonique, à l’égard du reste de l’humanité, tant qu’ils n'abandonneront n’abandonneront pas la logique du profit et de la prédation des ressources naturelles de la planète, le modèle de société humaine qu’elles instaureront sera défaillant et, à terme, déviant et générateur de paupérisation.
La croissance folle et sans limites qu’ont instauré les fondateurs des démocraties libérales, ont a certes permis un niveau de vie et de consommation très élevés dans certains pays du nord, mais au prix de quelles fléaux psychologiques et sanitaires, de combien de conflits armés, de quelles prédations des autres peuples et des biens communs de la planète?
La croissance et le développement obéissent à des lois supra-humaines ; même si on refuse de les considérer, croyant pouvoir les défier !
Si nous n’admettons pas la nécessaire mutation du modèle bâti sur le principe des droits de l’homme, vers un modèle fondé sur les devoirs humains, la course éperdue pour accéder à ces droits serait sans fin.
Nous poursuivront poursuivrons cette vaine utopie de réaliser plus de justices entre les nations, au à travers d’institutions des institutions internationales où le concept de prééminence du droit, confère aux puissances la légitimité de faire valoir (par la force) «leurs droits légitimes», au détriment des peuples et pays démunis.
Si le devoir était érigé comme conditionnel à la jouissance des droits, les rapports de forces et d’équilibres s’en trouveraient bouleversés, dans un sens plus juste et moins belliqueux, pour l’ensemble des nations.
La déclaration universelle des devoirs des états Etats et des hommes, pourrait marquer la fin des dérives et des hégémonies, fondées sur la notion de droit.
A propos de modernité
Il n’y a pas plus creux, plus pauvre de signification, que le concept de modernité.
Cette «valeur» exhibée comme une panacée par l’intelligentsia qui s’agite sur tous les médias, est pathétique.
Faudrait-il leur rappeler que les vraies valeurs ne sont et ne seront jamais autre qu'archaïques; que la conscience superficielle confine à cette perception de la modernité, qui n’est l’expression que d’un instant de l’histoire des peuples, donc éphémère et ne préjuge ni de la pertinence et encore moins de la valeur de telle ou telle modernité, à chaque époque où elle s’exprime?
Faudrait-il leur rappeler que les lois et mécanismes, autant que le génie du cerveau humain ou la génétique qui le conditionne, n’ont rien de moderne (sa régression fonctionnelle... peut être, en revanche, moderne) ; que nos modes d’urbanisation, nos constructions en béton sont témoins de modernité ; leur généralisation est-elle, pour autant, pertinente ou adaptée aux lieux où l’on voit proliférer ce béton hideux et énergivore?
Tous les modes de consommation ou de construction modernes, méritent qu’on les révise avec un regard un tant soit peu critique, pour ne pas se laisser embarquer dans une modernité destructrice de l’environnement, de la vie et, souvent, de l’esthétique.
Il n’y a pas plus vieux que la terre en comparaison à tout ce qui y vit!
Il n’y a pas plus archaïque que la terre! Elle est pourtant bien plus riche que toutes les modernités qui l’ont défigurée.
Vous pouvez décliner à l’infini les exemples qui vous révèlent que ce slogan de «modernité», sous sous-tendu par une idéologie, est aussi puérile que révélateur de l’orgueil «humain», aveugle et insensé, de chaque époque.
Si par modernité, ils entendent les avancés techniques et scientifiques, il faudrait leur rappeler qu’elles n’existent, et n’ont pu voir le jour, que grâce à ce qui les a précédées. Sans l’invention de l'écriture l’écriture par les Phéniciens, sans le système numérique arabe, lui même fruit des apport chinois et perses, l’Occident n’aurait pu faire le saut qualitatif qu’il a connu ; sans l’apport des Egyptiens, des Byzantins et de la Grèce antique, l’Occident n’aurait pu réaliser le moindre progrès scientifique; c’est, du reste, ce que Newton reconnaissait bien volontiers quand, interrogé sur ses remarquables découvertes, il a eu cette célèbre réplique: «J’étais jonché sur les épaules de géants», en référence aux grands scientifiques «archaïques», «moyenâgeux», musulmans ou non, qui sont les pères fondateurs des sciences dites modernes!
Il est clair qu’une pensée «moderne» ne saurait se déterminer que par les contingences de son environnement intellectuel et matériel de son époque, avec toutes les tentations, les dérives et les prismes temporels déformant sa pensée et son champ de vision mental.
Lire aussi :
Pour une relecture critique du modèle démocratique moderniste tunisien (1/5)
Pour une relecture critique du modèle démocratique moderniste tunisien (2/5)
Demain:
Pour une relecture critique du modèle démocratique moderniste tunisien (4/5)
Notes :
7 - Marciano Alain, voir le paragraphe 2.3.
8 - Le cerveau humain, se caractérise, à la naissance, par une singulière immaturité, en comparaison avec tous les êtres dotés d’un cerveau complexe; cette immaturité détermine une fragilité et une dépendance très élevée; mais elle lui confère, en contrepartie, des facultés d’adaptation et de progression considérables, avec une plasticité cérébrale quasi illimitée.