Liberté, droits de l’homme, égalité, justice, démocratie, modernité, conservatisme, changement, élite… Paradigmes et concepts à reconsidérer pour un projet de société en Tunisie.
Par Lamjed Bensedrine*
Le concept d’égalité est un formidable fantasme qui a été étonnamment intégré dans la culture moderne, et érigé en valeur absolue, avec une démagogie insoutenable, mais néanmoins agissante.
A propos d’égalité et de justice
Malgré l’ineptie du concept qui a envahit les esprits, ce dernier a fait l’objet d’une généralisation, sans heurter la conscience de ceux qui s’érigent en penseur et chantre de la rationalité.
L’égalité n’existe ni dans la matière ni dans le monde vivant et encore moins au niveau ou entre les organismes complexes, fussent-ils de vrais jumeaux. C’est précisément l’inégalité à tous les modes et dans tous les champs, qui est la règle que l’on peut, à juste titre, généraliser.
C’est bien cette inégalité qui doit être la source du droit et des lois dans tous pays, quel que soit le degré d’évolution d’une société donnée.
L’égalité de traitement, y compris en matière de droit, est à la fois en conflit avec le principe de justice et en contradiction avec les l’objectifs déclarés.
On ne doit pas traiter également, devant la justice, un citoyen détenant un pouvoir qui lui a été délégué, et un citoyen démuni de pouvoir. Un responsable doit être plus sévèrement sanctionné qu’un simple citoyen. On ne peut raisonnablement conférer les mêmes droits à une mère (ou un père) qui a la charge de ses enfants, qu’à une jeune fille (ou à un jeune homme) sans charges, au nom de l’égalité. On ne peut traiter également deux citoyens de sexe ou de statut diffèrent: c’est le plus fragile ou le plus démuni que l’on doit légalement privilégier.
Traiter également les citoyens au niveau des droits revient à escamoter et occulter les différences qui les distinguent, en installant, au nom de la justice, une injustice rationnellement intolérable.
Cette approche exige une refonte de tout le système légal et judiciaire, dans le but de permettre une meilleure accessibilité à la justice aux citoyens démunis, en éliminant toute discrimination par l’argent ou le statut social. Cela exige, par ailleurs, une refonte du système procédural, souvent conçu pour permettre aux plus avertis de contourner ou profiter des subtilités du système, pour échapper à la loi, ou détourner son cours.
Ceci nous oblige à repenser la politique judiciaire et le fondement des lois, autant que les sanctions qu’il faut réaménager dans un sens qui renforce l’humanité et l’intégrité de chacun, au lieu de la réduire ou de la pervertir au travers d’un système coercitif qui demeure, de nos jours, déshumanisant et dégradant.
La justice doit être repensée non comme l’expression résultant de tel ou tel modèle politique, y compris démocratique, mais comme un processus qui ne doit jamais être interrompu, puisque soumis à des variables multiples qui obligent à l’optimiser sans cesse, dans une indispensable tension collective permanente vers l’idéal de justice.
C’est cette recherche incessante de justice qui doit animer la collectivité, sans qu’aucune ne puisse prétendre y être parvenue (c’est du reste, cette vision dynamique de la justice que l’on retrouve dans la culture musulmane, et qui a – par son abandon – contribué à notre décadence).
Une société qui ne s’inscrit dans l’obligation de généraliser l’instruction, de déployer les champs et les outils de la connaissance et de l’innovation, ne peut que subir des régressions.
L’idée fondamentale, évoquée plus haut, place la réalité de notre humanité individuelle et collective dans une dimension dynamique. Elle inscrit notre humanité non pas en tant que catégorie ou réalité figée, mais en tant que réalité mouvante, qui peut révéler des potentialités régressives et décadentes lorsqu’elle se détourne de son destin d’humanisation; comme elle peut développer ses facultés d’intelligence, de rationalité et donc sa capacité à élargir les horizons de ses connaissances, à maitriser les problématiques matérielles et spirituelles, et à s’élever au dessus de ses misères et ses violences, pour innover, recréer, réparer et édifier, sans jamais prétendre être parvenue au sommet de son art.
La dérive de croissance et de consommation folle, à laquelle est parvenue la société moderne, tient précisément au fait que, d’un développement harmonieux et intégré, nous sommes parvenus à une prolifération morbide, à l’image d’un cancer dans un organisme biologique, dont le système immunitaire (à savoir les garde-fous culturels et institutionnels) n’a pu maitriser, ni réduire l’extension. La société moderne est donc loin d’être un modèle idéal (tant vanté), mais une société affectée par plusieurs cancers qui ruinent sa vitalité et menacent celle de l’ensemble de l’humanité, par l’effet de la globalisation.
A propos de la liberté
On a cru être libre de toute contrainte, pour multiplier à «l’infini» l’enrichissement et la consommation, au mépris des lois qu’on voulait ignorer et que l’on a défiées, non sans conséquences dramatiques; arguant d’une théorie, élevée au rang de dogme et qui a longtemps laissé croire à «l’autorégulation» des marchés, lesquels ne devaient s’encombrer d’aucun système régulateur étatique, pour le «bien-être commun».
Cette folle illusion s’est emparée de l’homme moderne, qui, parvenu à un degré de maitrise technique inédite, croyait pouvoir se libérer des contraintes et s’ériger en tout puissant, pensant faire prévaloir son pouvoir («sa» loi/«son» droit) sur celui qui le transcende et qui s’impose à nous tous; il s’est livré à toutes les dérives, les destructions et les déséquilibres qui caractérisent aujourd'hui notre monde moderne.
Les vraies lois découvertes dans le domaine scientifique (et celles qui restent à découvrir) ne sont ni l’œuvre de la volonté humaine, ni influencées par celle-ci, mais invariables (non modernes) et supra-humaines (hors de notre portée d’humains).
C’est dans ce champ, et dans cette optique, que l’on doit penser et traiter la question de la liberté, tant mystifiée.
C’est cette étonnante évidence qui est si peu partagée par les esprits modernistes; l’exiguïté de leur champ de réflexion et sa profondeur, s’arrêtent aux limites des désirs et des miroirs dont ils sont prisonniers, croyant être plus libres que ceux qu’ils accusent d’archaïsmes.
Que cela blesse ou écorche l’esprit démocratique et libéral, ou irrite l’égo de quelques uns, la liberté n’est que la résultante de contraintes.
Il n’y a donc aucune liberté qui ne soit générée par une contrainte9. Le fondement même de la démocratie est bâti sur le consentement du citoyen à se soumettre à la contrainte des lois, édictées par une majorité élue.
A propos de conservatisme et de modernisme
Entre la croissance échappant à toute règle, témoignant de la maladie et de l’immobilisme qui a caractérisé nos pays, s’opposent deux postures intellectuelles, voire culturelles.
Ces deux postures se traduisent par l’opposition entre conservatisme (immobilisme/régression) et modernisme (croissance/mutations politico-sociales). Cette opposition exprime un antagonisme qui témoigne d’une vision erronée et fragmentée de la vie et de la dynamique qui la singularise.
Cette vision factice est bâtie sur une perception de l’évolution des sociétés humaines dans le temps (en rapport avec une interprétation idéologique de la «théorie de l’évolution») fondée sur un dogme qui stipule que nous évoluons dans un ordre de complexité (donc de progrès) qui croit dans le même sens linéaire, que celui du temps.
Outre son caractère simpliste et infondé, cette interprétation est en contradiction avec une loi pourtant vérifiée et bien établie de la thermodynamique: l’entropie («tout système tend vers plus de désordre et de régression, à mesure que le temps s’écoule»).
L’histoire des civilisations évolue selon une courbe complexe, qui exprime des régressions, des stabilisations et des sauts qualitatifs, bien éloignés de l’image simpliste et réductrice (largement diffusée), qui soutient l’idée d’un progrès linéaire et continu, des sociétés humaines.
Un progrès technologique peut être contemporain d’une régression culturelle et intellectuelle.
A propos d’islam et de modernité
Cette tentation qui gagne notre élite de vouloir confiner la religion musulmane dans la sphère privée10, cette volonté déclarée de «moderniser» le pays (il l’est de ce point de vue très largement dans la capitale) en faisant table rase de tout ce qui est ancien (donc «archaïque»), n’est pas sans nous rappeler la vision de Bourguiba, qui a fait table rase de tout le patrimoine institutionnel, éducatif11, culturel, social, plutôt que de le réformer (comme ce fut le cas en Europe, où les institutions traditionnelles ont été préservées) et lui donner les moyens de se redéployer (l’université Zitouna où les disciplines scientifiques étaient enseignées à côté des disciplines religieuses; l’université de Kairouan qui fut, durant des siècles, un lieu de savoir, d’émulation et de confrontation des connaissances ouvert à tous, sans exclusivité ni discrimination et qui a participé, aux côtés d’autres institutions dans le monde musulman, à l’éclosion d’une des plus prodigieuse civilisation humaine).
L’adoption d’un progrès, dans quelques domaines que ce soit, se doit d’être à la fois sélective et intégrative.
Une collectivité humaine doit, comme pour tout organisme vivant, être dotée d’un «filtre», qui lui permette de rejeter ce qui affecte son existence, ou sa singularité, et d’intégrer ce qui lui permet de renforcer sa vitalité et son développement harmonieux.
C’est ce filtre mental (indispensable pour la vitalité) qui manque à bon nombre, parmi notre «élite».
Toute autre approche ne peut prétendre au progrès mais à la disparition, malgré tous les artifices de progrès techniques.
Si une société exclue une catégorie d’individu ou la néglige; si une société n’intègre pas de façon sélective les avancées et les innovations qui lui sont étrangères; si elle n’atteint pas un degré d’accessibilité illimité à ses citoyens à la connaissance et à son avancement; si elle exerce une discrimination, ou une exclusion quelconque, dans l’accès à toutes les responsabilités scientifiques, administratives, ou politiques; si elle laisse un groupe (fut-il moderniste), un pouvoir financier, politique, ou militaire dicter sa volonté et assurer son hégémonie sur la collectivité, elle ne pourrait prétendre ni au progrès, ni à l’équilibre.
De même, une société qui, au nom d’une modernisation, abandonne sa culture, son savoir traditionnel et ses repères moraux, ne peut que s’étioler et disparaitre, en tant que telle.
Je crains que notre élite n’ait intégré, «inconsciemment», une donnée inhérente à l’idéologie d’un courant influent en occident: «C’est l’islam qui pose problème. Débarrassez-vous de l’islam, devenez culturellement à notre image et vous serez civilisés et prospères».
Rien n’est moins sûr.
Mais à y regarder de près, qu’y a-t-il derrière cet acharnement incessant et multiforme contre l’islam? Peut-être parce qu’il a constitué et continue à représenter, aujourd’hui, un formidable système immunitaire, faisant obstacle à la maitrise de notre espace mental et culturel (et par voie de conséquence, économique) par les puissances qui s’y emploient encore, malgré leur échec durant la période coloniale.
Nous disposons d’un ciment et d’un solide socle, représenté par un système de valeurs qui fait notre existence commune, générateur d’un patrimoine culturel et scientifique qui nous impose, dans l’intérêt même de l’Occident, l’obligation de le préserver et de le redéployer, pour faire renaitre nos singularités et œuvrer dans le sens de notre obligation vitale de participer à l’effort commun (à toutes les civilisations humaines) qui vise à l’essor et à l’épanouissement culturel, scientifique et économique, équilibrés et emprunts de justice, de toute l’humanité.
C’est cette diversité qui est la source d’enrichissement de l’humanité.
* Président de l’association Afeq Al-Mouwatana.
Lire aussi :
Pour une relecture critique du modèle démocratique moderniste tunisien (1/5)
Pour une relecture critique du modèle démocratique moderniste tunisien (2/5)
Pour une relecture critique du modèle démocratique moderniste tunisien (3/5)
Demain :
Pour une relecture critique du modèle démocratique moderniste tunisien (5/5)
Notes :
9 - La liberté de marcher et de courir, résulte de la contrainte gravitationnelle. Observez les limites de notre mobilité dans les conditions où cette contrainte est réduite (micro-gravité). Notre station bipède résulte de contraintes anatomiques sans lesquelles elle ne pourrait être durable. La précision de notre préhension manuelle résulte de contraintes anatomiques, sans lesquelles cette singulière liberté de mouvement de notre main ne serait pas possible.... Toutes disciplines intellectuelles ou manuelles résultent d’un processus contraignant d’apprentissage et de rigueur, sans lequel la liberté de pensée ou la créativité qui en découle, ne serait possible. Une authentique liberté ne peut donc être générée que par une contrainte; toutes les autres libertés ne sont que fantasmes ou illusions!
10 - Ce débat, qui est au cœur des préoccupation des laïques en France, relève d’une campagne islamophobe reprise par notre élite, sans le moindre souci de cohérence de leur part, ni de la part de leurs maitres à penser, puisqu’en contradiction avec leur bible (la déclaration des droits de l’homme, Article 18 : «Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites». http://www.un.org/fr/documents/udhr/).
11 - Diamond (1997): «L’islam médiéval était techniquement avancé et ouvert aux innovations. Il avait atteint un niveau d’alphabétisation bien supérieur à l’Europe contemporaine».