Des intellectuels tunisiens dénoncent, dans une pétition, les agissements d’Ennahdha et du gouvernement qui en est l’émanation portant les traits d’une contre-réforme qui veut dépouiller la Tunisie des acquis de la modernité.
L’horizon d’espérance que la révolution tunisienne a ouvert est en train de s’obscurcir. L’esprit de liberté qui l’a animé subit chaque jour de graves atteintes qui instaurent un climat d’intimidation et de violence. Six mois après l’élection de l’Assemblée constituante, la Tunisie connaît une situation qui inspire de grandes inquiétudes.
Les signataires du présent manifeste estiment de leur devoir d’alerter leurs concitoyens sur le danger qui guette. Nous ne pensons pas que les menaces actuelles sont dues aux difficultés propres à toute transition démocratique. Nous les attribuons aux violations délibérées des principes mêmes de la démocratie naissante.
Ces atteintes proviennent du parti Ennahdha et du gouvernement qui en est l’émanation. Nous avons espéré que les transformations que ce parti islamiste déclarait avoir accomplies étaient réelles. Beaucoup de Tunisiens ont parié que ce mouvement pouvait être porteur d’une conception démocratique inspirée par l’islam. Or, les discours et les actes démontrent le contraire. Une volonté hégémonique vise à s’emparer de tous les pouvoirs. L’idéologie islamiste avance pour imposer à la société tunisienne son ordre dogmatique.
Dès que les résultats des élections d’octobre 2011 ont été connus, alors même que la majorité obtenue par le parti Ennahdha est relative, ses leaders se sont crus investis d’un pouvoir sans limite. Ainsi, avons-nous assisté à l’annonce fulgurante de l’entrée dans le règne du 6e califat, ce qui signifie l’abolition de l’Etat tunisien et de la république. Sa profération n’est pas hasardeuse. Elle est l’expression d’un projet ancien auquel les islamistes n’ont pas renoncé. Depuis, de très nombreux actes et déclarations le confirment. Seul le rejet résolu de la société tunisienne a obligé, chaque fois, Ennahdha à reculer, à temporiser, à différer l’achèvement de son projet.
Alors que la chariâ comme source des lois était absente du programme électoral de ce parti, les Tunisiens ont vécu pendant plusieurs mois sous la menace de son introduction dans la constitution. Une telle mention aurait eu de graves conséquences sur le code du statut personnel – qui est la constitution civile des Tunisiens. Ainsi auraient été mises en cause l’égalité des femmes et des hommes et la non-discrimination pour raison d’appartenance confessionnelle. Encore une fois, la résistance de la société a contraint Ennahdha à reculer. Mais nous savons que le retrait de ce projet n’est que tactique. Les responsables islamistes n’abdiquent pas. N’ont-ils pas envisagé la création dans la constitution d’un Conseil supérieur de l’iftâ’ (émetteur de fatwas), dont la fonction serait d’examiner la validité des lois au regard de la norme religieuse? Son institution lui aurait donné une prévalence sur les pouvoirs législatif et judiciaire et sur le Conseil constitutionnel.
Une autre stratégie est déjà mise en œuvre, celle qui cherche à introduire la norme religieuse au cas par cas. C’est le sens des déclarations de ministres et de parlementaires ciblant le droit de la famille, telles que l’abolition de l’adoption, les incitations à contourner le mariage civil par le recours au mariage coutumier (‘orf) interdit par la loi républicaine parce qu’il fragilise la situation des femmes, tout en légalisant de fait la polygamie.
L’exhortation par l’un des fondateurs d’Ennahdha, en pleine session parlementaire, à «tuer, crucifier, amputer» les protestataires, en référence aux châtiments corporels (hudûd), illustre la tendance rétrograde de ce mouvement. C’est également le cas concernant l’invocation de l’ordre moral (hisba). Le ministère de l’Intérieur a accordé son agrément à une association dont le but déclaré est d’instaurer la police des mœurs. Celle-ci s’arrogerait le droit d’intervenir dans la vie privée et d’annuler l’autonomie subjective du citoyen.
Avec toutes ces dispositions se mettrait en place un ordre juridico-religieux antagonique à celui de l’Etat. Derrière ces initiatives, se révèle le dessein d’annihiler le processus historique de la modernisation qu’a connue la Tunisie dès le XIXe siècle. Les gouvernants actuels s’évertuent à démanteler les principes émancipateurs qui ont transformé le pays jusqu’à le rendre apte à conduire la révolution de janvier 2011.
En effet, la révolution tunisienne ne se limite pas au soulèvement contre la dictature de Ben Ali et du parti unique. Elle s’inscrit dans la suite logique des réformes politiques fondamentales, impulsées par de nombreuses figures des Lumières.
Les agissements d’Ennahdha portent les traits d’une contre-réforme qui veut nous dépouiller des acquis en mettant fin à l’exception tunisienne dans le monde arabe. Cette contre-réforme voilée par un discours ambigu, apparaît aujourd’hui dans les faits. L’accès temporaire au pouvoir d’Ennahdha l’a amené à croire qu’il est en mesure de rattacher la Tunisie à l’aire de l’islam salafiste. Foi et norme, religion et droit s’y confondent au détriment de l’Etat civil. Toute l’histoire contemporaine de la Tunisie affirme la mise en oeuvre de leur séparation.
La société tunisienne contemporaine résulte du processus d’émancipation qui dure depuis un siècle et demi, si nous prenons comme repère le Pacte fondamental de 1857 et l’édiction en 1861 de la première constitution dans le monde arabe. Le refus qu’elle oppose aujourd’hui à l’entreprise d’Ennahdha se confirme quotidiennement, à travers les manifestations publiques, les réseaux sociaux, les institutions.
Au cours des derniers mois, Ennahdha a entrepris un plan d’offensive généralisée contre les lieux et les figures de la modernité. Ainsi en est-il des attaques contre l’université par des fanatiques exaltés, des violences verbales et physiques contre les enseignants, les journalistes et les sièges des médias. La volonté de contrôler l’information se manifeste à travers l’organisation de procès liberticides et par la menace de privatiser les radios et télévisions publiques que les gouvernants actuels ne parviennent pas à asservir. L’Union générale tunisienne du travail (Ugtt) a subi un harcèlement ordurier. Les agressions contre les intellectuels, les artistes, les universitaires, les acteurs politiques se sont multipliées. Des appels au meurtre s’élèvent de mosquées transformées en lieux de sédition et d’activisme politico-religieux.
Les violations touchant l’intégrité des institutions et des personnes ne suscitent ni l’intervention de la police qui observe les exactions sans agir, ni des poursuites judiciaires. En revanche, des médias sont condamnés à l’instar de la chaîne de télévision Nessma ou du journal Ettounsia. La liberté de la presse est ainsi assimilée à un délit qui entame le sacré ou les bonnes mœurs. A l’opposé, le militant salafiste qui a profané le drapeau national bénéficie d’un sursis des plus indulgents.
Il est clair qu’Ennahdha, qui détient tous les ministères de souveraineté, organise la défaillance de l’autorité de l’Etat dans le but de créer un climat d’insécurité pour intimider ceux qui s’opposent à ses visées hégémoniques. Mais la mobilisation contre ces pratiques n’a jamais fléchi. Les citoyens se sont avérés inventifs dans leur vigilance démocratique. Autonomes, spontanés, ils sont chaque fois au rendez-vous. Ils furent nombreux, lors des manifestations du 20 mars, du 9 avril, du 1er mai, pour affirmer leurs refus de la régression et leur attachement à la liberté. Ils aspirent à poursuivre un processus historique orienté par une rationalité démocratique, juste et paisible, où les reconstructions de l’identité s’inspirent de la liberté.
Plusieurs mois d’exercice du pouvoir montrent l’incapacité du gouvernement à restaurer la paix sociale et la sécurité publique, ainsi que son échec à impulser l’investissement national et étranger. La récente dégradation de la note souveraine de la Tunisie témoigne de cette incapacité et atteste de la gravité de la situation. Les principes démocratiques sont réduits à une arithmétique de la
majorité qui l’autorise à soumettre l’ensemble de la société à sa propre vision. La prévalence donnée au religieux sur le politique est on ne peut plus patente.
De même, le discours de l’identité ethnique et confessionnelle envahit le pays. Cette propagation du fanatisme est exacerbée par les prédicateurs les plus archaïques et les plus haineux du Moyen-Orient qui sont reçus en maîtres à penser. Aux yeux d’Ennahdha, la tunisianité est secondaire par rapport à cette identité exaltée. Celle-ci couvre l’opération qui cherche à s’emparer de la grande mosquée de Tunis, la Zitouna, pour l’aligner sur l’idéologie wahhabite. Foyer de la tradition, la Zitouna appartient au patrimoine national. Nul ne peut s’autoproclamer légitime dans le seul but de l’instrumentaliser et de la détourner de sa vocation mesurée.
Aussi n’est-il pas étonnant que les autorités actuelles manifestent si peu d’empressement pour protéger les symboles de la nation. En témoigne l’étudiante de la faculté de Manouba défendant le drapeau tunisien contre le fanion du salafisme, devant des forces de l’ordre impassibles. De même, peut-on observer la passive complicité des ces mêmes autorités face à l’inquiétante recrudescence de la violence salafiste.
Une autre source d’inquiétude concerne les alliés d’Ennahda, plus particulièrement les présidents provisoires de la république et de l’Assemblée constituante. Leur appartenance au camp des démocrates laissait supposer qu’ils rempliraient une fonction critique assumant la séparation du politique et du religieux, afin de modérer et corriger la volonté hégémonique d’Ennahdha. Or, l’exercice de cette fonction faiblit.
Le soupçon s’est renforcé, lorsque après les violences du 9 avril contre des manifestants pacifiques, le président provisoire de la république a renvoyé dos-à-dos victimes et agresseurs. Les deux présidents sont-ils encore les alliés vigilants des islamistes ou se sont-ils transformés en supplétifs impuissants?
Nous ne pouvons être sans crainte sur l’avenir de la démocratie, lorsque nous voyons le gouvernement d’Ennahdha recourir à des partisans incompétents pour remplir de hautes charges dans l’administration publique. Ceux-ci se substituent aux grands commis de l’Etat qui sont écartés malgré leur qualification et leur intégrité. Ne distinguant pas entre l’Etat et le gouvernement, l’autonomie de l’administration est niée.
La volonté de domination se manifeste concernant la haute instance des élections, puisque sa composition devra, selon eux, refléter celle de l’Assemblée nationale constituante. Comment assurer la neutralité nécessaire au déroulement des élections si la haute instance qui les organise passe sous le contrôle du parti majoritaire?
Les atermoiements devant la nécessité de séparer les pouvoirs constituants de l’Etat, en garantissant l’indépendance de la justice et de l’information, rappellent les procédés malins de l’ancien régime.
Le flou maintenu sur la prochaine date des élections est un signe supplémentaire d’inquiétude.
Quoi qu’il en soit, au regard du décret qui a convoqué les élections de l’Assemblée constituante pour siéger pendant un an, cette assemblée, ainsi que le gouvernement qui en est sorti, seront le 23 octobre 2012, hors le cadre légal qui les a rendus possibles. La légitimité absolue n’existe pas dans un Etat de droit. Les élections n’accordent pas l’exercice du pouvoir sans des échéances fixées à l’avance. La lenteur adoptée par la majorité islamiste ne voilera pas la rupture du contrat politique. Elle engendrera une perte de confiance et un accroissement des tensions dans le pays.
Ce constat, qui repose sur des faits, paroles et actes mêlés, est d’autant plus angoissant que la perspective d’une alternance ou d’un équilibrage des forces paraît incertaine. Cette incertitude contrarie la demande politique des Tunisiens. Elle provient de l’incapacité des partis républicains à incarner l’alternance attendue. L’atomisation des forces démocratiques et républicaines ne peut que faciliter la stratégie hégémonique d’Ennahdha. Elle lui laisse pour l’instant toute l’initiative. Les acteurs politiques le savent, mais le narcissisme et le choc des egos entravent leur démarche.
La vitalité de la société civile, notamment exprimée à travers la formidable capacité des militants de la blogosphère et des associations, a besoin d’être relayée par des partis puissants. L’émergence d’une nouvelle alliance républicaine obligerait Ennahdha à réviser sa stratégie. Un tel redéploiement des rapports de force raviverait, à l’intérieur de la mouvance islamiste, le courant animé d’un authentique désir d’adapter sa foi aux conditions d’une démocratie moderne, et non l’inverse. Ces partis et les nombreuses listes indépendantes n’étaient pas excusables, lors des dernières élections, d’avoir compromis les chances d’un résultat conforme à la sensibilité politique du pays. Ils le seront encore moins pour les prochaines échéances. L’émiettement des partis républicains dilapide les espérances de la révolution.
Tunis, le 1er juin 2012
Les premiers signataires par ordre alphabétique
Héla Abdeljaoued, médecin ;
Lotfi Aïssa, universitaire ;
Noureddine Ali, universitaire ;
Mohamed Aloulou, médecin ;
Azyz Amami, cybernaute ;
Sami Aouadi, universitaire et syndicaliste ;
Anissa Barrak, journaliste ;
Aicha Ben Abed, archéologue ;
Moncef Ben Abdejallil, universitaire
Fethi Belhaj Yahia, écrivain ;
Souhair BelHassen, militante des droits humains ;
Yagoutha Belgacem, directrice artistique ;
Rabâa Ben Achour-Abdelkéfi, universitaire ;
Kmar Bendana, universitaire ;
Nedra Ben Smaïl, psychanalyste ;
Meriem Bouderbala, artiste ;
Tahar Bekri, poète ;
Emna Ben Miled, universitaire ;
Raja Benslama, universitaire ;
Fethi Benslama, universitaire ;
Sophie Bessis, historienne ;
Mounira Chapoutot-Remadi, universitaire ;
Jean Mohamed Mehdi Chapoutot, expert ;
Abdelmajid Charfi, universitaire ;
Faouzia Farida Charfi, universitaire ;
Khédija Chérif, universitaire ;
Naceureddine Elafrite : directeur de journaux ;
Chérif Ferjani, universitaire ;
Jallel Gastelli, photographe, artiste plasticien ;
Samy Ghorbal, journaliste et écrivain ;
Abdelatif Ghorbal, militant politique ;
Raoudha Guemara, universitaire ;
Tahar Ben Guiza, universitaire ;
Selma Hajri, médecin ;
Montassar Hamli, universitaire ;
Salem Hamza, psychiatre ;
Fadhel Jaziri, cinéaste ;
Taoufik Jébali, auteur, metteur en scène ;
Monia Ben Jemia, universitaire ;
Sihem Jguirim Keller, psychanalyste ;
Nabiha Jerad, universitaire ;
Habib Kazdaghli, universitaire ;
Slim Laghmani, universitaire ;
Feryel Lakhdar, plasticienne ;
Latifa Lakhdar, universitaire ;
Dalenda Largueche, universitaire ;
Abdelhamid Larguèche, universitaire ;
Béchir Larabi, médecin ;
Gérard Maarek, économiste urbaniste ;
Insaf Machta, universitaire ;
Emel Mathlouthi, chanteuse ;
Abdelwahab Meddeb, écrivain universitaire ;
Hind Meddeb, journaliste ;
Ali Mezghani, universitaire ;
Kalthoum Mezoui Doraï, universitaire ;
Imed Melliti, universitaire ;
Abdelwahed Mokni, écrivain, universitaire ;
Mounira Nessah, psychologue ;
Néjia Ourriemmi, universitaire ;
Emna Rmili, universitaire ;
Hamadi Redissi, universitaire ;
Hammadi Sammoud, professeur universitaire ;
Neila Sellini, professeur universitaire ;
Mohamed Sghaïr Oueld Ahmed, poète ;
Ali Thabet, metteur en scène chorégraphe ;
Hédi Thabet, metteur en scène chorégraphe ;
Saadeddine Zmerli, médecin, président du Comité National d’Ethique Médicale ;
Nadia Zouiten, interprète.