La cinéaste tunisienne explique, dans cet article initialement intitulé, ‘‘Lettre à ceux qui m’aiment, mais ne me suivent pas...’’, que son soutien au droit des Palestiniens à un Etat viable n’est pas incompatible avec la participation à un forum en Israël.
Par Nadia El Fani*
Depuis l’annonce de ma participation au forum ‘‘Démocratie et religion, le retour à la question’’, organisé par l’Institut français d’Israël avec la collaboration du quotidien Haaretz et de France Culture, qui se déroule à Tel-Aviv du 5 au 7 juin, une campagne d’intimidation et d’attaques s’est orchestrée en Tunisie à mon égard. Cette campagne n’est pas sans rappeler la précédente lors de la sortie de mon documentaire Laïcité, Inch’Allah! (ex-Ni Allah, Ni Maître!). Sauf que cette fois-ci ce sont les gens proches de mes idées qui affichent leur opposition avec virulence et sans aucune nuance. Certains autres s’interrogent sur la pertinence de ma contribution à cet événement et d’autres encore soutiennent ma démarche.
Qu’en est-il de la réalité de mes motivations à prendre part à un tel forum? Cette deuxième campagne est-elle le prolongement «naturel» de la première? Puis, quel crime, quelle infamie, quelle trahison vais-je commettre pour susciter autant de désaveux et de désapprobation de la part de ceux-là même qui m’avaient «accompagnée» lors de la présentation de mon documentaire en Tunisie, un moment d’échanges très riches, révélateur de l’état d’esprit de notre société et de son besoin de débattre de la place du religieux dans la cité sans complexe aucun?
La question de la liberté de conscience
Pour ma part, j’ai apporté ma pierre de cinéaste à ce débat sociétal, comme beaucoup de mes concitoyens, avec honnêteté en mettant l’accent sur ce qui, à mes yeux, constitue le cœur même de toute démocratie, la liberté de conscience.
Le déferlement de haine a été immédiat. Les islamistes m’ont reproché la déclaration publique de mon athéisme… La transgression ultime en islam! Certains démocrates, qu’on ne pourrait certainement pas soupçonner d’affinités idéologiques avec eux, ont critiqué «le mauvais timing» de ma déclaration. En pleine révolution, allons! Comme s’il fallait un moment «approprié» pour se déclarer démocrate ou féministe ou laïque ou que sais-je? Comme si le fait d’«afficher» son athéisme était une si grave transgression qu’il fallait à tout prix l’étouffer dans l’œuf. Passons.
De l’autre côté, dans la mouvance islamiste, on ne s’embarrasse pas de telles considérations. On est islamiste à la vie, à la mort, point! Pire encore, les salafistes ne se gênent plus pour se réclamer de ce courant totalitaire et commettre en Tunisie des actes de violence inouïs et de plus en plus nombreux.
J’ai bien compris l’objet du malaise suscité par mon affirmation d’athéisme. J’en mesurais toute la portée. Bref, il aurait fallu accepter de renvoyer, encore une fois, la question de la liberté de conscience aux calendes grecques. Que la révolution se trouve ainsi amputée de l’une de ses dimensions les plus significatives, son caractère universel, était peu de choses aux yeux de ces frileux. Leur argumentaire n’était pas toujours subtil pour ne pas dire farfelu. Il aurait fallu, insistait-on dans certains milieux, que je mesure que la portée politique de ma démarche pénalisait les partis progressistes et contribuait à leur défaite électorale…! En d’autres mots, la liberté de conscience et la liberté d’expression devaient être défendues certes, mais dans les limites fixées par les islamistes qui, de fait, entraînaient, la gauche en général et démocrates en particulier, sur le terrain glissant de la question identitaire ouvrant ainsi la porte aux compromis, puis finalement à la compromission.
Comme beaucoup de mes concitoyens en Tunisie, je défends le principe des valeurs universelles qui ne s’embarrassent point de la notion de l’espace-temps… Encore moins du «timing»!
Et voilà qu’aujourd'hui je franchis un deuxième Rubicon – alea jacta est – je pars à Tel-Aviv!
Que les choses soient dites clairement dès le départ: je suis une fervente défenderesse de la cause palestinienne, depuis toujours! Je suis contre la colonisation israélienne et la tyrannie de l’occupation qu’elle engendre.
Je dénonce les murs et autres entraves à la liberté de circulation! Je dénonce l’inégalité de traitement qui différencie les populations sur la base de leurs religions supposées! Je dénonce les terres confisquées, annexées, au mépris du droit international et du droit des Palestiniens à disposer d’une patrie viable! Je dénonce la folie meurtrière des états qui croient vaincre par leur force la volonté des peuples à vivre libres et dans la dignité! Je dénonce l’obscurantisme, les intégrismes religieux, le racisme, et tout ce qui conduit à envisager l’altérité comme un danger! Je dénonce aussi toute violence qui, au nom de la défense d’une cause, nous fait perdre notre humanité!
La cinéaste tunisienne revendique un humanisme universaliste.
Ma communauté c’est l’humanité tout entière.
À mes amis, de plus ou moins longue date, à toutes celles et tous ceux qui, par leur soutien sans faille ces derniers mois, m’ont donné la force nécessaire pour continuer à faire face à l’adversité, je vous demande de considérer les choses avec raison, sérénité, sans dogmatisme et surtout sans trop d’émotion…
Humaniste, je le suis. Universaliste, sans aucun doute et profondément pacifiste.
L’injustice me révolte. Je considère qu’on doit la combattre partout, toujours et à tout moment.
Ma solidarité avec la lutte du peuple palestinien n’est pas basée sur des fondements identitaires. Ma solidarité est politique! Je ne suis pas solidaire parce que je suis arabe. D’ailleurs, je réfute tout communautarisme. Les mouvements de meutes ne m’ont jamais nourrie. Les liens politiques fondés sur le sang, les clans et les tribus me répugnent. Je me sens à l’étroit dans la seule identité arabo-musulmane. Je veux casser les murs des prisons ethniques et communautaristes, érigées par les identités collectives préfabriquées qu’on instrumentalise pour nous dresser les uns contre les autres. Je revendique le droit de m’arrimer dans plusieurs girons. Ma communauté c’est l’humanité tout entière.
J’insiste, je suis solidaire d’un peuple qui mène un combat pour sa liberté, contre l’oppression. J’ai toujours fait la différence entre les peuples et leurs États, c’est un principe et Israël n’a pas à échapper à ce principe. Les Palestiniens, l’Autorité palestinienne, reconnaissent l’existence d’Israël, seriez-vous plus royaliste que le roi? Si aller à Tel-Aviv est pour vous un acte condamnable parce que c’est un fait qui entérine la reconnaissance de l’existence d’Israël, dites-le clairement et dites clairement aux Palestiniens que vous ne les soutenez pas dans leur volonté de la coexistence de deux états côte-à-côte, l’un palestinien, l’autre israélien! Pour ma part je soutiens avec eux la solution de l’existence de deux Etats sur la base des frontières du 4 juin 67 avec Jérusalem-Est comme capitale de l’Etat palestinien !
Apprendre «le vivre ensemble».
Je ne me sens coupable de rien et je ne me renierai jamais. Je suis consciente que ma démarche touche un point sensible, le point le plus explosif certainement en «terres arabes». Depuis des années, je refusais catégoriquement de me rendre en Israël et que mes films y soient diffusés lorsque la manifestation était subventionnée par l’État israélien. En revanche, j’ai toujours entretenu des liens solides avec des Palestiniens en envoyant mes films dans les territoires occupés et en m’y rendant en 1993. Ce sont, d’ailleurs, quelques amis palestiniens qui m’ont convaincue qu’à terme il faudra apprendre ce qu’on appelle «le vivre ensemble».
Je sais combien la question palestinienne est délicate à aborder et à quel point le slogan «Nous sommes tous des Palestiniens» résonne de Tunis au Caire, en passant par Bagdad pour revenir à Alger. Comme une réalité, ce slogan est le lien unificateur du fantasme de l’unité arabe! J’ai pour ma part longtemps considéré que le boycott était la réponse la plus efficace à l’épineuse question de l’occupation. Je n’y crois plus. Bien au contraire, je pense que cette démarche contribue à augmenter l’isolement des progressistes israéliens partisans de la paix qui souhaitent comme nous tous un État palestinien.
Je considère qu’il est temps aujourd’hui, à la lumière des événements historiques que nous vivons depuis quelques mois dans le monde arabe, de bâtir des ponts avec les démocrates israéliens et d’aller porter la contradiction dans leur pays pour faire éclater les clivages ethniques et communautaristes de part et d’autre. Revenir à l’essence même de ce qui peut nous amener à une solution réelle, c’est-à-dire le politique.
Je dis à tous ceux qui s’emploient depuis tant d’années à faire croire que les peuples arabes ne sont pas dignes de vivre en démocratie qu’ils se trompent. Que la pluralité, la diversité et l’altérité peuvent très bien s’épanouir dans nos sociétés si on accepte collectivement de se donner les moyens de vivre ensemble dans le respect de l’Autre.
«C’est avec l’adversaire qu’on fait la paix!»
Alors, de grâce, mes amis «démocrates arabes», ne me faites pas mentir! Ne me jetez pas en pâture aux chiens de garde du temple parce que je m’écarte de la ligne de conduite que vous avez fixée unilatéralement. Ne niez pas mes engagements, mon cheminement, mes sacrifices, ne me rabaissez pas au rang des complices d’une quelconque approche colonialiste, ce n’est pas juste, ce n’est pas honnête, ce n’est pas loyal! Ne me bannissez pas, souvenez-vous que le bannissement était l’arme favorite de l’oppresseur! Ne vous transformez pas en procureurs accusateurs juges et parties, vous savez où cela nous mènera…
Soyez grands, soyez à la hauteur de l’espoir que nous avons soulevé au sein des peuples du monde entier qui, aujourd’hui des indignés d’Espagne aux étudiants de Montréal et du Québec tout entier en passant par la Grèce, le Portugal, l’Italie et d’autres qui suivront, nous regardent agir, nous écoutent parler, attendent de nous la confirmation qu’un réel vent de liberté souffle sur le monde arabe… Que ce n’était pas une bourrasque, comme certains esprits l’ont suggéré dès le lendemain de la révolution tunisienne. Ne vous arque-boutez pas, la question palestinienne n’est pas une question d’honneur arabe; c’est une question de justice et de dignité humaine! Eh oui!, Comme le disait Arafat que certains critiquaient en raison de sa poignée de main avec Rabin et Pérès, «c’est avec l’adversaire qu’on fait la paix!» Alors commençons par nous-mêmes. De grâce! Pour tous ceux qui sont morts en Tunisie et continuent de mourir en d’autres terres. Pour que triomphe la démocratie! Apprenons à vivre ensemble dans le respect de nos divergences !
*- Cinéaste.
*Les titre et intertitres sont de la rédaction.
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