L’auteur, qui a assisté, mardi 5 juin, à la rencontre qui a réuni Mustapha Ben Jaâfar, lors de sa visite à Bruxelles, avec la communauté tunisienne en Belgique, répond ici au président de l’Assemblée nationale constituante (Anc).

Par Mehdi Abbes*


Je dois dire que, sous des airs fort affables et bienveillants, M. Ben Jaâfar nous assène, dans son discours, une série de contradictions majeures et dont je livre ici dans ce commentaire les parties les plus significatives.

Ainsi M. Ben Jaâfar nous a fait part du fait que les relations entre la Tunisie et l’Union européenne doivent être qualifiées de «partenariat» et de «relation naturelle». Nos intérêts sont communs et l’Union Européenne doit bien se rendre compte que notre situation est difficile et qu’il est dès lors temps de passer des promesses aux actes. Nous ne devons plus rester les gendarmes du sud de la Méditerranée et l’Europe doit accepter à tout le moins une part de notre jeunesse formée pour les faire travailler.

Très bien, je souscris totalement à ce discours, mais l’Europe aide déjà la Tunisie via de nombreux programmes de mise à niveau et d’aide budgétaire directe sous forme de dons et cela pour plus de 250 millions d’euros sur la période allant de 2011 a 2013 et il s’agit bien ici de dons et non de crédits. Nous devons tout de même cesser de quémander et de nous appuyer enfin sur nos capacités, solliciter des aides ailleurs. C’est très bien mais cela va toujours de pair avec une réduction de notre souveraineté nationale et l’Union européenne ne le fait pas pour les beaux yeux de la Tunisie, mais surtout pour protéger et renforcer ses intérêts dans notre pays.

Par ailleurs, croire, par ailleurs, que l’on va résoudre une part de notre chômage par l’immigration de quelques milliers de jeunes en Europe, cela est un leurre absolu. L’Europe est aujourd’hui dans une profonde crise. A titre d’exemple, les personnes qui bénéficient d’allocations de chômage et d’aide sociale dans un pays comme la Belgique, qui a le même nombre d’habitants que la Tunisie, est de 800.000 personnes, soit le même nombre de personnes sans emploi qu’en Tunisie, avec bien-sûr la différence qu’en Belgique, ils bénéficient d’une aide sociale pour survivre et non vivre!

Nous devons compter sur nous-mêmes et sur nos forces vives et elles existent. Et puis, jusqu’'à quand le peuple tunisien va continuer à se saigner pour former des infirmiers, des ingénieurs et des techniciens que l’on livre à l’étranger qui trouve ainsi une main d’œuvre formée sur nos deniers, ce qui est au final une perte totale pour notre pays? Ne serait-il pas plus intéressant de leur créer un emploi en Tunisie et qu’ils puissent être utile pour notre économie nationale?

Au sujet des problèmes sociaux que vit la Tunisie actuellement, le président de l’Anc a expliqué qu’il existe parfois une certaine exagération des demandes, que l’Ugtt est parfois politisée et que cela est peut-être dû au fait que la centrale syndicale était devenue une institution donnant asile à l’opposition tunisienne du temps de Ben Ali et qu’aujourd’hui, elle doit se débarrasser de ce côté politique de son action et qu’il faut que le peuple tunisien puisse être patient.

Bien que M. Ben Jaâfar ne s’en est pas véritablement pris à l’Ugtt, je tiens ici à  réaffirmer la grandeur de cette institution nationale qui a été, à chacune des étapes de l’histoire de la Tunisie, présente aux côtés du peuple tunisien, et cela que ce soit pour l’accès à l’indépendance ou pour l’obtention de notre liberté aujourd’hui.

Il est fondamental de conserver cette institution qui est la seule force stabilisante et rassurante et qui représente une sorte de conscience sociale de notre pays.

Demander, par ailleurs, aux travailleurs, aux sans emploi et aux démunis d’attendre, alors qu’ils mènent parfois une véritable guerre pour pouvoir manger à leur faim chaque jour et habiller leurs enfants, cela est déchirant. Des gens qui ont faim ne peuvent attendre et leurs revendications sont légitimes, et nous devons tenter de les satisfaire au mieux de nos possibilités que de leur servir un discours du genre «demain sera mieux».

Il y a, c’est vrai, une certaine insécurité, nous dit M. Ben Jaâfar. Il y a des braquages, des salafistes qui commettent des violences… mais les touristes français, suisses ou belges n’ont pas reçu une interdiction de voyager en Tunisie, comme l’a affirmé la presse tunisienne, a assuré M. Ben Jaâfar, mais seulement des conseils pour ne pas voyager dans les zones intérieures et au sud du pays et de rentrer à l’hôtel la nuit tombée.

De plus les salafistes, ce sont, pour la plupart, à 80 ou 90 %, d’anciens délinquants, a expliqué M. Ben Jaâfar, oubliant qu’au début de son intervention, il avait indiqué que le problème salafiste devait être résolu par le dialogue et que l’on ne devait pas reproduire les mêmes erreurs de l’ancien régime et plutôt instaurer le dialogue et bannir la violence.

M. Ben Jaâfar, un touriste qui se voit indiquer qu’il ne doit pas sortir de son hôtel en Tunisie après le coucher du soleil, ne peut être totalement rassuré et encouragé à voyager dans notre pays. Il faut admettre qu’il y a tout de même un  problème d’insécurité en Tunisie, que nous avons perdu près de 150.000 emplois dans le secteur touristique et que le retour à la sécurité peut donc nous créer immédiatement 150.000 emplois et réduire ainsi les tensions sociales, sans parler du retour de la confiance et des investissements, internes et externes, et de l’arrêt du mouvement de départ des entreprises de notre pays.

Je suis également attristé d'entendre que les salafistes sont finalement à 80- 90% des délinquants (de qui M. Ben Jaâfar tient-il ce chiffre?), mais alors que fait la police! Pourquoi ne les interpelle-t-elle pas? Pourquoi prendre tant de gants? Et ce manque d’insécurité, il existe comme par hasard, toujours lors d'une manifestation salafiste, mais jamais lors d’une manifestation de citoyens honnêtes, comme on a pu le vérifier à de multiple reprises, comme le 9 avril ou encore le 2 juin. Là toutes les forces de police sont présentes et plus question de désorganisation des services de sécurité ou d’absence des agents de l’ordre. Cette contradiction, M. Ben Jaâfar ne s’en est pas rendu compte, non plus.

M. Ben Jaâfar estime que l’instabilité est naturelle et que toutes les révolutions sont passées par là. La révolution française a mis 50 ans à produire ses effets, a-t-il cru devoir rappeler.

Il est tout de même dommage de comparer l’incomparable: la révolution française a eu lieu fin 18e siècle, alors que nous sommes aujourd’hui au 21e. Nous avons un Etat et des institutions, bâtis au cours de ces 60 dernières années et bien avant aussi. Le véritable problème n’est pas dans une instabilité immanente, impossible à contenir, mais dans un manque de volonté! Et qui sert des intérêts partisans!, qui cherchent à créer le chaos et l’instabilité pour en tirer un profit politique.

Le président de l’Anc nous a également fait part de son rejet d’un gouvernement de salut public ou de technocrates, en se demandant d’où faire venir ces technocrates et en rappelant, au cas où on l’aurait oublié, que nous avons une assemblée constituante élue, qui est souveraine et légitime.

M. Ben Jaâfar n’est pas juriste et n’a vraisemblablement pas examiné les expériences révolutionnaires qui ont lieu de par le monde. Chacune de ces révolutions a procédé à l’élection d’une assemblée constituante en vue de créer les institutions politiques du nouvel Etat. Elles ont toutes nommé un gouvernement provisoire constitué de technocrates et de personnalités nationales, afin que ce gouvernement ne crée par une hypothèque sur l’avenir en tentant de se préinstaller avant même que les nouvelles institutions ne soient créées et surtout afin que l’assemblée constituante n’ait à s’occuper que de la rédaction de la constitution, qu’elle puisse terminer son travail rapidement et dans un esprit consensuel, parce qu’une constitution doit âtre au dessus des intérêts partisans. L’assemblée tunisienne doit être celle de tous les Tunisiens. Elle doit aussi éviter de se transformer en un parlement. M. Ben Jaâfar doit se rappeler parfois que les Tunisiens n’ont pas élu une assemblée législative ni voté un programme de gouvernement. Ils ont élu, le 23 octobre, des constituants et non de députés. Et c’est là se réside le grand malentendu actuel de la vie politique en Tunisie!

* Juriste tunisien basé à Bruxelles.