Synthèse et recommandations du rapport sur la Tunisie réalisé par le think tank International Crisis Group, basé à Bruxelles. Répport Moyen-Orient/Afrique du nord, N°123, de mai 2012.


Dans un contexte arabe marqué par des transitions bâclées ou sanglantes, la Tunisie fait encore figure d’exception. Depuis le 14 janvier 2011, ce n’est pas seulement la tête de l’ancien régime, symbolisé par l’ancien président Zine El-Abidine Ben Ali, qui est tombée. C’est tout un système qui se trouve bouleversé, principalement dans le cadre d’un consensus relativement large. Mais les défis qui pourraient menacer ces progrès existent. Parmi ceux-ci, deux en particulier sont étroitement liés: restaurer la sécurité et mener une véritable lutte contre l’impunité.

Pour le nouveau gouvernement d’union, dénommé Troïka et emmené par le mouvement islamiste Ennahdha, la clé demeure dans un dialogue large, permettant de réformer les forces de sécurité sans trop les provoquer, rendre justice aux victimes de la dictature sans céder à la chasse aux sorcières, et garantir une justice efficace tout en tenant compte des limites du système judiciaire en place.

Les signes de progrès sont réels. Des élections pour une Assemblée nationale constituante se sont tenues au mois d’octobre 2011. Symboles forts, le chef du gouvernement, Hamadi Jebali, est un ancien prisonnier politique et le président de la république, Moncef Marzouki, a vécu de longues années en exil. L’ancienne opposition se retrouve aujourd’hui sur les bancs de l’Assemblée comme dans les couloirs du gouvernement. La liberté d’expression n’est plus une chimère. Une véritable société civile est en germe. Médias, mouvements associatifs et syndicaux, organisations politiques, participent au processus démocratique, même et y compris pour critiquer les orientations de la Troïka.

Pourtant, des indices inquiétants demeurent: la sécurité est fragile et une partie des forces de l’ordre est soupçonnée de loyauté envers l’ancien régime ; Ennahdha est accusé par ses adversaires politiques de fermer les yeux sur certaines violences à connotation religieuse; les victimes du passé exigent que justice soit faite et s’insurgent contre l’impunité; et le système judiciaire demeure incapable de faire face aux demandes du moment. La naissance d’une Assemblée nationale constituante, issue d’une élection pour la première fois transparente et pluraliste, ne s’est pour le moment pas encore accompagnée d’une plus grande stabilité.

Si, du point de vue sécuritaire, la situation s’est améliorée dans les grands centres urbains après de difficiles débuts postrévolutionnaires, il en va tout autrement ailleurs. Dans les régions centrales, berceau de l’insurrection de décembre 2010 et janvier 2011, et du sud-ouest du pays – notamment le gouvernorat de Gafsa, bassin minier et théâtre, en 2008, d’une insurrection réprimée dans le sang – la police reste en grande partie absente. La sécurité est souvent assurée par l’armée. Des troubles réguliers, dont les origines peuvent être tout à la fois sociales, claniques, mafieuses ou encore liées à de nouvelles formes d’extrémisme religieux, viennent ternir l’image d’une transition majoritairement pacifique.

Le retour de la sécurité exige que les forces de police bénéficient d’une certaine confiance de la part de la population et, pour cela, que le ministère de l’Intérieur opère sa réforme interne. Or, héritage des années noires de la dictature et de la répression qui a précédé le départ de Ben Ali, la méfiance vis-à-vis des forces de police reste de mise. Celles-ci sont l’objet de l’opprobre populaire, notamment dans les régions centrales, et perçues comme un appareil parfois – si ce n’est souvent – violent. Le ministère de l’Intérieur, quant à lui, a certes été soumis à de nombreux changements internes depuis un an; des responsables étroitement liés à l’ancien régime, ou suspectés d’exactions, ont été écartés de sa direction. Mais c’est encore insuffisant: minés par des divisions internes, les policiers sont parfois tentés par la seule défense de leurs intérêts purement corporatistes et certains restent hostiles à l’idée de servir aujourd’hui ceux qu’ils emprisonnaient hier.

Le cercle s’avère vicieux: cibles des critiques populaires et de la demande inassouvie de justice, les forces de sécurité s’absentent parfois des rues; l’insécurité s’aggravant, l’opinion publique en veut davantage à la police, laquelle se trouve confortée dans sa décision de rester sur la touche. Dans d’autres cas, les forces de sécurité, se sentant déconnectées du public en raison de la désapprobation populaire, aggravent le climat avec leurs dérapages violents.

Au cœur de ce dilemme, se trouve la question épineuse de la justice transitionnelle et de l’impunité. Les différents gouvernements transitoires, y compris celui de l’actuel Premier ministre Hamadi Jebali, ont prôné une approche modérée vis-à-vis des restes de la dictature. Si des procès ont été menés contre certains membres de l’ancien régime, si des commissions indépendantes ont entamé des enquêtes sur la corruption et les violences et exactions commises par le passé, la chasse aux sorcières a été évitée. C’est un atout indéniable, résultat probable du caractère majoritairement pacifique de la transition.

Mais la lenteur du processus est également un handicap. Depuis la révolution, la demande de justice et de lutte contre l’impunité est devenue une revendication importante, notamment dans les régions du centre. Les familles de jeunes tués ou blessés lors des journées ayant précédé la fuite de Ben Ali en Arabie Saoudite demandent aujourd’hui des compensations morales et financières. Elles manifestent pour que les principaux responsables de l’an­cien régime, notamment ceux issus de l’appareil sécuritaire, soient jugés. Elles craignent que l’impunité, sous couvert d’une improbable réconciliation nationale, soit désormais de mise. Cette crainte est partagée par des journalistes, cadres syndicaux ou associatifs et défenseurs des droits de l’homme. Il faut y voir les séquelles du passé: ministère de l’Intérieur et magistrature constituaient en effet deux piliers du système autoritaire. Ben Ali n’avait rien inventé: il avait hérité d’appareils judiciaires et répressifs mis en place par l’ancien président Habib Bourguiba. La magistrature était aux ordres et le ministère de l’Intérieur participait d’une politique de la surveillance généralisée.

Une véritable justice transitionnelle tarde ainsi à se mettre en place. La magistrature entame à peine sa réforme; elle manque de moyens, techniques et financiers, pour faire face aux défis du présent. Le système semble désorganisé, sans centralisation effective: commissions indépendantes contre la corruption et les exactions, ministère des Droits de l’homme et de la Justice transitionnelle, justice civile et justice militaire, initiatives éparses de la société civile: une vision commune et unifiée d’une justice transitionnelle apte à satisfaire les droits des victimes et, en même temps, à dépasser les rancœurs du passé, fait cruellement défaut. L’insatisfaction des victimes de la répression, combinée à la situation économique dégradée des régions desquelles elles sont souvent issues, pourrait renforcer leur sentiment de marginalisation, favoriser leurs rancœurs envers l’Etat central, et entraver le retour à la stabilité et à la sécurité, lesquelles sont essentielles pour que s’enracinent les gains démocratiques.

Dans un sens, le plus dur est fait: contrairement à ce que vivent d’autres pays arabes – ou en tout cas plus rapidement qu’eux – la Tunisie a pu se mettre d’accord sur certaines règles démocratiques. Mais on ne se défait pas si facilement du passé, et les divisions – entre régions périphériques et centre, entre islamistes et forces laïques, entre forces de l’ordre et société civile, entre héritiers de l’ancien régime et défenseurs de l’ordre nouveau – restent prégnantes. Tenter de concilier par la voie du dialogue et du compromis ce qui reste pour l’instant irréconciliable: telle est la tâche du nouveau gouvernement et de ses successeurs.

Recommandations

A l’attention du gouvernement et de l’Assemblée nationale constituante:

1. Inscrire dans la future Constitution le principe d’in­dépendance et d’impartialité de la justice et intégrer dans son préambule une Charte des droits humains et des libertés publiques.

2. Intégrer dans la Constitution un chapitre relatif à la bonne gouvernance des forces de sécurité intérieure, y compris le respect par ces forces des différentes conventions internationales relatives aux droits de l’homme.

3. Transformer la Commission nationale d’investiga­tion sur les abus et violations et la Commission nationale d’investigation sur la corruption et la malversation en Instance indépendante pour une justice transitionnelle; et s’assurer que les différentes demandes adressées par cette Instance aux ministères concernant ses enquêtes fassent l’objet d’un véritable suivi.

4. Assurer le suivi continu des demandes d’indemnis­ation des familles de personnes tuées ou blessées lors de l’insurrection de décembre 2010 et janvier 2011, et travailler à des mécanismes d’indemnisation pour les victimes de la répression de l’insurrection du bassin minier de Gafsa en 2008, ainsi que leurs familles.

A l’attention du ministère de l’Intérieur, des syndicats de forces de sécurité intérieure et des organisations de la société civile et des droits de l’homme:

5. Travailler à la mise en place d’une Commission conjointe pour la réforme des forces de sécurité intérieure, pouvant notamment assurer:

a) une formation continue aux droits de l’homme pour les agents et officiers des forces de sécurité intérieure;

b) la transparence dans les différentes nominations et mutations internes au ministère de l’Intérieur ; et

c) le suivi des enquêtes internes relatives aux violations des droits de l’homme  par des agents et responsables des forces de sécurité intérieure commises par le passé.

A l’attention des partis politiques, des mouvements associatifs et syndicaux et du gouvernement:

6. S’assurer que le droit de manifestation et de rassemblement soit respecté et coordonner en amont leur organisation par des échanges constants entre les forces de police et les organisateurs, afin de s’assurer de leur caractère pacifique et de prévenir toute exaction ou violence venant de part ou d’autre.

A l’attention du gouvernement, du ministère de la Justice, et de l’Assemblée nationale constituante:

7. Etablir au sein de l’Institut supérieur de la magistrature des programmes spécifiques à la lutte contre la corruption, au respect des droits de l’homme et des principales conventions internationales en la matière.

8. Renforcer de manière conséquente le budget alloué à la magistrature.

9. Procéder à la transformation progressive de l’Ins­tance représentative transitoire judiciaire en nouveau Conseil supérieur de la magistrature en s’assurant à l’avenir:

a) de l’élection future d’une partie de ses membres par le corps des magistrats ; et

b) du respect du principe de l’inamovibilité des juges.

A l’attention de la communauté internationale, notamment du Programme des Nations unies pour le développement (Pnud), du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (Hcdh), et des Etats ayant récemment opéré une transition démocratique:

10. Aider et renforcer les partenariats existants, assainir et perfectionner le système judiciaire, et participer à la formation des magistrats en matière de lutte contre la corruption.

11. Etablir des programmes d’échange et de formation avec la Tunisie concernant la réforme des services de sécurité et la formation aux droits de l’homme pour les agents et officiers de police.

Tunis/Bruxelles, 9 mai 2012

International Crisis Group.