Au rythme où vont aujourd’hui les appels à la censure, où nous retrouverons-nous bientôt, sinon sous la coupe des bigots, tartuffes et autres hypocrites qui ne sentent même plus le besoin de recourir au double langage?!
Par Abou Asphahane*
Il est désormais inutile de chercher à «cacher le soleil avec un tamis», pour reprendre un dicton bien de chez nous! L’effraction qu’a connue, dans la nuit du 10 au 11 juin, le palais d’El Abdellia, à La Marsa, où se tenait Le Printemps des Arts, aura eu le mérite de nous montrer clairement que la Tunisie post révolutionnaire est tombée sous la coupe des tartuffes qui y font manifestement la loi!
Le mélange de la morale, de l’art et de la politique
Que des œuvres d’art soient détruites et certaines brûlées suite à cette intrusion nocturne ne semble pas trop émouvoir nos officiels, en effet! Quand un ministre des Affaires religieuses se transforme en critique d’art et commence son homélie sur El Watania, ce lundi 11 juin, non en dénonçant ces voies de fait juridiquement condamnables, mais en invoquant de soi-disant atteintes aux bonnes mœurs et, même, le quasi blasphème que représentent par elles-mêmes certaines des toiles qui étaient exposées, on ne peut que constater que le règne des tartuffes et autres bigots a déjà commencé!
Pour être davantage explicite, citons ici l’article «Hypocrite, dévot, bigot et tartufe» du Dictionnaire des synonymes de la langue française de Pierre-Benjamin Lafaye qui écrivait en 1858 : «Bigot annonce un hypocrite dont le caractère est la sottise ou la faiblesse d’esprit, qui est puérilement attaché aux moindres pratiques extérieures du culte.»
Quand le porte-parole du ministère de l’Intérieur emploie des circonlocutions oiseuses pour éloigner tout soupçon des salafistes et, en même temps, croit habile de nous pousser à ne pas nous fier à nos yeux et au reportage du journal télévisé dont les images d’effraction sont suffisamment parlantes, on n’a plus qu’à nous lamenter sur la confusion déplorable qu’engendre le mélange de la morale et de la politique.
Ici, il faudrait rappeler ce jugement de Balzac qui a écrit: «L’hypocrisie est, chez une nation, le dernier degré du vice. C’est donc faire acte de citoyen que de s’opposer à cette tartuferie sous laquelle on couvre [certains] débordements.»
Après «la presse de la honte», les artistes blasphémateurs
Car, il n’y a pas dans cette fort triste affaire, hélas, seulement les atteintes à la liberté d’expression et, plus particulièrement encore, à la liberté de l’artiste de créer et d’innover, quitte à déranger ses contemporains, fonction même de toute activité artistique digne de ce nom. Le pire, c’est que ces délits et crimes se trouvent comme couverts ou défendus sous de fallacieux prétextes moraux ou religieux. Ou tout simplement niés. Jusqu’ici, dans plusieurs cas similaires, on incriminait «la presse de la honte» et autres mauvais journalistes qui ont tendance, disait-on, à tout exagérer et à semer le trouble dans l’esprit de paisibles citoyens. Aujourd’hui, on vient de franchir, en haut-lieu, un pas supplémentaire: n’a-t-on pas cherché à accréditer auprès de l’opinion publique la thèse d’artistes dévoyés et blasphémateurs?
L’art dégénéré, ça ne vous rappelle pas quelque chose? «Quand j’entends le mot culture, je tire mon revolver!» Cela ne vous rappelle rien non plus? Alors, faites un effort, svp, car il y a là un nécessaire retour sur le passé qui pourrait se révéler utile en cette triste époque que nous vivons. Nous allons bientôt avoir besoin de nous souvenir des objections qui ont été opposées aux chefs nazis si nous voulons défendre l’intangible liberté de l’artiste qui ne peut souffrir aucune interférence d’ordre religieux, éthique ou politique. Car les méthodes employées au palais d’El Abdellia ainsi que le langage utilisé ce soir au télé-journal s’apparentent à ceux des fascistes allemands!
Nous avons, en outre, la désagréable surprise de constater que chaque jour une nouvelle et énième ligne rouge est allègrement franchie par nos gouvernants et ceux que nous pouvons considérer comme leur bras armé!
A ce rythme, où nous retrouverons-nous bientôt, sinon sous la coupe, précisément, des bigots, tartuffes et autres hypocrites qui ne sentent même plus le besoin de recourir au double langage?! Ils se permettent, maintenant, d’être assez clairs pour que l’on puisse les juger pour ce qu’ils sont réellement, c’est-à-dire les ennemis mêmes de cette révolution qui, pensions-nous un certain 14 janvier, devait nous conduire vers une Tunisie moderne, ouverte, tolérante, égalitaire et démocratique! Or, ce but tant espéré a tendance à se perdre de vue chaque jour davantage derrière un épais écran de fumée! Osons le dire franchement, nous n’en avons même jamais été plus loin qu’aujourd’hui, hélas!
* - Pseudo d’un universitaire qui veut garder l’anonymat.