C’est au gouvernement issu d’Ennahdha de prendre sa responsabilité pour mettre un terme au désordre et éviter un péril qui risque de déstabiliser le pays pour les années à venir et dont les conséquences sont incalculables.

Par Salah Oueslati


Les Salafistes ne constituent pas un groupe monolithique. Il y a des «exaltés» et des «illuminés» qui pensent qu’ils sont investis d’une mission pour propager la «vraie» religion ou qui se prennent pour des «prophètes» du temps moderne; les «endoctrinés» par les chaines satellitaires du Golfe pendant les années noires de l’ex-dictateur, les «rigoristes» qui veulent pratiquer la version wahhabite de l’islam; mais aussi les djihadistes qui prônent l’usage de la force, voire du terrorisme, pour imposer leur vision au reste de la société, voire au reste du monde musulman et au-delà.

Les frontières ne sont pas étanches entre ces différentes catégories, et le passage de l’une à l’autre est fréquent. Leur point commun est qu’ils croient à l’application la plus stricte de la chariâ et au retour du califat.

La défaillance du système de sécurité

Après la révolution, des «convertis» de dernière minute se sont joints au Salafistes traditionnels par suite d’endoctrinement ou par pur opportunisme: des délinquants, des repris de justice, des voyous et des évadés de prison. Certains ont trouvé une cause à défendre ou cherchent à s’acheter une nouvelle conduite; d’autres profitent de ce que ce statut pourrait leur offrir comme pouvoir sur les autres pour commettre des exactions de toutes sortes au nom d’une cause qu’ils utilisent comme alibi pour se soustraire à la justice.

Enfin, certains en font leur gagne-pain car ils sont payés pour propager la bonne parole, pour pourchasser les «mécréants» du sol tunisien ou organiser des expéditions punitives contre leurs personnes et leurs biens. D’où vient l’argent? Il incombe aux autorités publiques de diligenter une enquête pour  en déterminer la provenance. Si ces autorités ont bien évidemment la volonté d’en masquer les commanditaires de l’intérieur et de l’extérieur.

L’absence et/ou la défaillance du système de sécurité dans le pays après la révolution a permis de grossir les rangs de ces groupes, attirant des jeunes désœuvrés, sans avenir et sans repère. Le climat d’impunité totale et le laxisme coupable du gouvernement provisoire n’ont fait que renforcer ces groupes.

Plus la période d’impunité se prolonge, plus elle les conduit à se structurer et à se renforcer à l’instar des groupes mafieux. Les quartiers populaires de la capitale et l’intérieur du pays, abandonnés par les forces de l’ordre, sont autant de sanctuaires permettant à ces groupes de consolider leur emprise sur les zones qu’ils contrôlent et de continuer à recruter et à endoctriner de nouveaux adeptes à l’abri de toute poursuite judiciaire.

Des étudiants salafistes manifestent devant l'université de la Manouba en novembre 2011.

Comme dans toute démocratie digne de ce nom, il ne s’agit bien évidemment pas de condamner ces groupes pour les opinions qu’ils expriment. La liberté d’expression doit être garantie à tous les groupes quelle que soit leur appartenance idéologique. Mais en laissant les agressions physiques et verbales sur des personnes innocentes s’exercer sans poursuites judiciaires, en fermant les yeux sur l’occupation des mosquées, de certains bâtiments publics, la destructions de propriétés privées, le vandalisme des bâtiments public (écoles, commissariats tribunaux, etc.), on cautionne ces actes.

L’autisme et l’incompétence du gouvernement

Nous sommes dans une situation où il ne s’agit plus de liberté d’expression ou d’opinion, mais bien d’actes criminels contraires à la loi et passibles de peine d’emprisonnement.

En laissant faire, le gouvernement provisoire joue avec le feu et semble ne pas avoir pris la mesure de la gravité de la situation. Il fait preuve d’un autisme et d’une incompétence consternants car il n’est en mesure de faire la bonne lecture de l’évolution de ces évènements et des risques qu’ils posent à court, à moyen et à long terme pour la sécurité du pays.

Le gouvernement provisoire est resté complètement sourd au message d’alerte de Sahbi Jouini, membre du syndicat policier, lorsque ce dernier a parlé sur les ondes de Shems FM de l’existence en Tunisie de groupes entraînés pour des opérations terroristes. Lorsqu’il a mis en garde les autorités du pays en déclarant: «En l’absence de loi, on vit actuellement sous le pouvoir de la criminalité. C’est la dictature des gangs et si on ne réagit pas rapidement face à ce phénomène, il va se développer».

Le ministre de l’intérieur a continué à jouer la montre pour ne pas froisser les éventuels alliés de son parti pour les prochaines échéances électorales. Les derniers attaques «terroristes» bien coordonnées, visant des bâtiments publics sont la preuve, s’il en est besoin, que ces groupes sont déjà bien structurés et bien organisés.

Pour se rassurer, on peut toujours dire que ces groupes sont minoritaires par rapport à l’ensemble de la population tunisienne, c’est un argument irrecevable car les groupes terroristes sont partout minoritaires, mais leur capacité de nuisance est dévastatrice.

Un contexte géopolitique périlleux

La bannière brandie par les terroristes d'Aqmi est devenue une banalité dans les rues de Tunisie.

La situation est d’autant plus grave que la donne géopolitique a radicalement changé. La Tunisie est en train de devenir le repaire d’extrémistes et de terroristes de tous bords. Après avoir été aguerris par les combats en Afghanistan, en Irak, en Libye, en Syrie et ailleurs, certains membres de l’internationale djihadiste sont persuadés que la Tunisie, point de départ du «printemps arabe», pourrait le devenir aussi pour une conquête en vue de l’instauration du califat.

La Tunisie, petit pays de 10 millions d’habitants, avec une petite armée sous équipée, est cernées par le danger de toutes parts. La situation instable de la Libye et la circulation des armes les plus  dans ce pays constituent une source d’instabilité très grave.

Par ailleurs, le Nord-Mali, devenu un sanctuaire terroriste, un petit «Etat taliban», pourrait devenir un refuge, un sanctuaire ou une base de repli pour les djihadistes tunisiens, si ces derniers venaient à décider de passer à une phase de lutte armée ou d’actes terroristes.

Selon les renseignements recueillis par la Direction du renseignement militaire français (Drm), les insurgés touareg du Mnla, les mouvements Ansar Dine, Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi) et Djihad en Afrique de l’Ouest (Mujao) ont reçu une aide en dollars du Qatar(1). Un pays qui joue un double jeux: faire croire qu’il soutient l’instauration d’un régime démocratique dans les pays arabes et, dans le même temps, financer les ennemis de la démocratie.

D’un autre côté, la Tunisie ne pourra même pas compter sur le soutien de l’Algérie qui voit d’un mauvais œil la fraternisation des  membres d’Ennahdha avec les islamistes de ce pays.

Il ne s’agit nullement de jouer à se faire peur, mais un gouvernement qui ne met pas sur la table toutes les hypothèses possibles et imaginables pour garantir la sécurité de sa population n’est pas apte à occuper le pouvoir. Un gouvernement qui navigue à vue, sans aucune vision ni stratégie sécuritaire pour la pays et qui, pour des considérations électoraliste à court terme, sacrifie l’intérêt national à long terme, n’est pas digne de diriger la Tunisie, un pays qui a donné une leçon de courage au reste du monde arabe.

Aujourd’hui, c’est Ennahdha qui détient les rênes du pouvoir, contrôle les institutions de l’État et occupe les ministères régaliens. C’est donc au gouvernement issu de ce parti de prendre sa responsabilité pour mettre un terme à cette situation et éviter un péril qui risque de déstabiliser la Tunisie pour les années à venir et dont les conséquences sont incalculables. Espérons qu’il n’est pas trop tard!

Des membres de l'Al-Qaïda au Maghreb islamique: ont-ils déjà des cellules en Tunisie?

Note :

1- Le Canard enchaîné, «“Notre ami du Qatar’’ finance les islamistes du Mali», mercredi 6 juin 2012, p. 3.

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