L’affaire du blogueur tunisien Ramzi Bettibi pose de nombreuses questions sur les rapports malaisés entre le procès, l’image et le droit à l’information.
Par Amna Gallali*
L’affaire Ramzi Bettibi, un blogueur tunisien entré dans une grève de la faim après la confiscation de ses deux caméras lors d’une audience du tribunal du Kef le 21 mai 2012, où se tenaient les plaidoiries dans l’affaire dite des «martyrs de Thala et de Kasserine», pose de nombreuses questions sur les rapports entre le procès, l’image et le droit à l’information.
Revendication de transparence et de publicité de la justice
Pendant quelques jours, la campagne lancée par Bettibi et quelques autres blogueurs a fait le buzz sur le net tunisien. La campagne, commencée avec le slogan «Rajjaâ el caméra» [Rends la caméra] a ensuite adopté le slogan suivant «Garde la caméra et donne la vérité».
Dans un communiqué de presse publié le samedi 9 juin sur le site de Nawaat, les signataires, parmi lesquels figurent des personnalités connues telles que Abdessattar Ben Moussa, président de la Ligue tunisienne des droits de l’homme (Ltdh), ont lancé plusieurs demandes aux autorités, notamment «la concrétisation effective du caractère publique du déroulement des procès avec leur transmission directe sur une chaine nationale publique», ainsi que la création d’une structure judiciaire spécialisée et indépendante pour le jugement de ce dossier. Leurs objectifs s’inscrivent donc dans une revendication de transparence et de publicité de la justice, élément essentiel pour assurer la recherche de la vérité et la désignation des responsables.
Cette campagne implique une problématique plus large sur le droit à l’information et les limites reconnues à ce droit lorsqu’il s’agit de filmer des procès, notamment en matière pénale.
Il existe un principe fondamental dans le droit international des droits de l’homme qui est la publicité de la justice et des débats judiciaires. Il s’agit d’un corollaire au droit à un procès équitable. L’article 14 du Pacte international sur les droits civils et politiques stipule «toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal compétent, indépendant et impartial, établi par la loi». Cet article garantit à toute personne le droit de faire entendre sa cause publiquement. L’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme qui pose le même principe, précise cependant que l’accès de la salle d’audience peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès dans l’intérêt de la moralité, de l’ordre public ou de la sécurité nationale dans une société démocratique, lorsque les intérêts de mineurs ou la protection de la vie privée des parties au procès l’exigent, ou dans la mesure jugée strictement nécessaire par le tribunal, lorsque, dans des circonstances spéciales la publicité serait de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice. Cependant cette exception ne s’applique pas au verdict qui doit être prononcé publiquement en toute circonstance.
Le principe de publicité des audiences judiciaires ne couvre cependant pas le droit de les filmer ou de les enregistrer audio visuellement.
Il convient de s’interroger sur le fondement de cette interdiction. Il me semble qu’au cœur de l’interdiction de filmer les audiences dans un tribunal, il y a la question du rapport entre la caméra et le procès. Dans un procès, la caméra peut jouer un double rôle perturbateur: à l’amont, lorsque le théâtre du procès devient pour le coup médiatique, et que les paroles de la défense et de l’accusation se tournent non plus vers l’âme et conscience du juge mais vers celle de l’opinion publique. En aval, lorsque ces images échappant à tout contrôle sont jetées en pâture à la foule pétrie de douleur, et que leur sens est toujours interprété unilatéralement. L’interdiction tend ainsi à éviter la perturbation du procès ou la diffusion d’images du procès sorties de leur contexte et qui pourraient nuire aux garanties de procès équitable, ou porter atteinte à l’intégrité de la procédure.
La question se pose également d’un point de vue ontologique. L’image est toujours sélective. Elle permet de faire un découpage de la réalité, de choisir des moments qui peuvent tourner à la recherche du sensationnel. Or un procès est une suite interminable de vérités et de contre-vérités, de paroles qui se disputent l’espace de la justice. Démêler dans cet écheveau intriqué ce qui relève de l’esbroufe et ce qui est fondé juridiquement est un exercice hautement difficile même pour les plus avertis.
Ainsi, la question de la multiplicité des points de vue est radicalement différente selon qu’on soit dans un tribunal ou dans un film. La caméra introduit une subjectivisation, alors que le procès tend théoriquement à l’objectivité, et ne laisse les points de vue s’affronter que sous l’œil vigilant du juge, qui va jouer en fin de compte le rôle de l’arbitre, du tiers médiateur. C’est lui qui doit trouver le juste milieu entre l’accusation et la défense. Dans un film et dans une image il n’est pas de médiation possible, car elle repose sur le principe même de l’identification aux personnages, à leurs actions et leurs gestes, véhiculant le sens. C’est là sa force ontologique mais aussi son danger.
La réglementation juridique de l’interdiction de filmer
En Tunisie comme dans de nombreux autres pays, il est interdit à quiconque de filmer les procès notamment en matière pénale. Alors qu’ils ont le droit d’assister aux procès et de prendre des notes, les journalistes et les autres citoyens ne sont pas autorisés à utiliser des caméras, des vidéos ou tout autre moyen audiovisuel d’enregistrement des débats. L’article 62 du décret-loi n. 115 du 4 novembre 2011 stipule: «Il est interdit lors des plaidoiries et dans les salles d’audience d’utiliser des appareils de photographie, des téléphones mobiles, des appareils d’enregistrement sonore ou audiovisuel ou tout autre moyen, sauf autorisation des autorités juridictionnelles compétentes. Toute infraction à ces dispositions est punie d’une amende de cent cinquante à cinq cent dinars, avec la saisie des moyens utilisés à cet effet.»
De nombreux pays ont adopté des textes juridiques très restrictifs par rapport à cette question. En France, le principe est l’interdiction de toute prise de vue d’une audience. Ce principe résulte du code de la presse qui date de 1881 qui stipule que «dès l’ouverture de l’audience des juridictions administratives ou judiciaires, l’emploi de tout appareil permettant d’enregistrer, de fixer ou de transmettre la parole ou l’image est interdit». Cependant, la loi Badinter La loi Badinter de 1985 permet l’enregistrement audiovisuel ou sonore de l’intégralité des débats à partir de points fixes dans la salle d’audience «lorsque cet enregistrement présente un intérêt pour la constitution d’archives historiques de la justice». La diffusion de l’enregistrement est subordonnée à l’autorisation du président du tribunal de grande instance de Paris.
En Angleterre, le Criminal Justice Act qui date de 1925 interdit à toute personne de prendre ou tenter de prendre une photographie dans un tribunal, ainsi qu’un portrait ou même croquis d’une partie au procès, sous peine d’une amende. Il est vrai que le gouvernement a annoncé son intention d’assouplir la loi en ce qui concerne les prises de vue dans les audiences, mais cette loi n’a toujours pas été adoptée.
D’autres pays européens ont choisi d’ouvrir les salles d’audience et d’autoriser la retransmission des procès. Par exemple, l’Ecosse a autorisé dès 1992 l’enregistrement et la retransmission des débats. Auparavant, en Ecosse, le Contempt of Court (ScotlandAct 1981) stipulait que l’enregistrement audiovisuel des procès, sans l’accord du juge, est un délit. Mais même dans cette législation assez libérale, les règles d’encadrement sont extrêmement strictes, permettant au juge de contrôler l’exercice, d’abord en donnant une autorisation, ensuite en ayant la prérogative de la retirer. Il peut même demander de visionner le film, et aucune partie ne peut être filmée sans son accord express.
Aux Etats Unis, la Cour suprême a décidé dès le début des années 80 de la légalité de filmer les procès et de les diffuser à la télévision et a affirmé que cela ne constitue pas une atteinte aux droits constitutionnels des parties au procès. La chaîne Court TV est ainsi spécialisée dans la retransmission des procès. C’est toutefois au juge de décider si le procès sera filmé ou ne le sera pas.
Les grands procès pour les crimes internationaux
Par contre, sur le plan international, une tradition a commencé à émerger à partir des grands procès pour les crimes internationaux de la deuxième guerre mondiale. Le procès des responsables nazis qui s’est tenu à Nuremberg du 20 novembre 1945 au 1er octobre 1946 a été le premier procès filmé de l’histoire du droit international. L’image filmée était considérée comme essentielle, d’une part pour garder des archives de ces procès historiques, puisqu’il s’agissait des premiers procès internationaux pour des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité; mais au-delà de cela, l’image des documentaires tournés par les troupes anglaises et américaines lors de leur entrée dans les camps de concentration allemands et utilisés comme preuve des atrocités commises par les nazis permettaient de donner une preuve irréfutable de l’horreur qui s’y est déroulée.
Christian Delage, un historien qui a fait une recherche approfondie sur la question de l’utilisation de l’image dans les procès de Nuremberg, a montré «qu’en décidant de filmer le procès, les Alliés étaient également favorables à la diffusion la plus large des débats dans ce moment particulier que constituait la sortie de guerre. Les opérateurs américains chargés de cette mission reçurent comme consigne de ne pas gêner le déroulement de l’audience en plaçant discrètement leurs caméras».
Il y avait tout de même quelques artifices, rapportés par Christian Delage, comme de placer la caméra d’une certaine façon pour pouvoir capter les expressions des accusés confrontés aux images de leurs propres crimes. C’est ensuite le procès de Joseph Eichmann à Jérusalem, en 1961, qui a montré à quel point la diffusion télévisuelle de l’image d’un procès pouvait avoir de politique et d’emblématique pour la construction d’un récit national.
Avec l’avènement des tribunaux pénaux internationaux, l’usage de la caméra pour filmer les procès s’est banalisé. Les audiences dans le procès de Charles Taylor, ancien président du Libéria, de Thomas Lubanga Dilo, chef de guerre de la République démocratique du Congo (Rdc), ou de Jean-Pierre Bemba, ancien vice-président de Rdc ont tous été retransmis en direct sur internet et sont disponibles ensuite sur Youtube.
Le dispositif filmique choisi dans ces derniers cas diffère des grands procès de Nuremberg. On entre là dans le domaine de l’enregistrement presque mécanique de l’audience et le découpage suit la ligne minimaliste de la prise de parole distribuée selon la procédure. Mais l’image possède également ici une signification particulière, car ces procès se déroulent à La Haye, très loin des lieux où les crimes se sont déroulés, et le filmage permettrait ainsi aux populations d’avoir accès à l’image de cette justice qui sinon serait restée très abstraite.
Le caractère historique des procès des «martyrs de la révolution»
Dans l’affaire dite «des martyrs de Kasserine et du Kef», le principe de la publicité des audiences judiciaires a été respecté. Aucune audience ne s’est tenue à huis clos. Le procès a été régulièrement couvert par les médias tunisiens. Les journalistes avaient accès aux audiences et les ont largement couvertes dans la presse, à la radio et à la télévision. Les journalistes des chaînes de télévision avaient également été autorisés à filmer 3 minutes maximum pour chaque audience.
Même un plus large public pouvait assister aux audiences dans la tente mise en place spécialement pour l’occasion dans les tribunaux militaires de Tunis et du Kef, et où plusieurs écrans de télévisions transmettaient en direct le déroulé des débats. Je me suis rendue au mois de décembre au Kef avec quelques amis pour assister à la deuxième audience et nous avions pu entrer sans problème en montrant simplement notre carte d’identité.
Le caractère public de ces audiences est-il suffisant pour en assurer le suivi et la médiatisation par un plus large public? Il s’agit là d’une autre question totalement différente. L’attitude adoptée devrait s’appuyer sur deux paramètres assez contradictoires: d’une part le caractère historique et exceptionnel de ces procès, qui devraient permettre d’instituer une nouvelle culture de lutte contre l’impunité en jugeant des agents des forces de sécurité et les plus hauts responsables de l’Etat impliqués dans la commission de crimes; et d’autre part le contexte de surcharge émotionnelle accompagnant ces procès, qui rend leur médiatisation d’autant plus problématique. L’équilibre doit ainsi être trouvé entre la recherche de la transparence et le respect de l’objectivité et de l’intégrité des procédures.
* Chercheuse de Human Rights Watch pour la Tunisie et l’Algérie.
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