Comment l’enseignement tunisien est-il devenu une «usine à gaz» qui fabrique des diplômés, certes, mais qui n’ont pas les compétences adéquates leur permettant de réussir dans leur vie professionnelle et même sociale.

Par Saïda Aroua*


 

L’idée de ce papier m’est venue à la lecture de l’article «L’enseignement en Tunisie de mal en pis !», publié par Kapitalis le 15 juin 2012.

L’auteur a évoqué principalement les interventions intempestives de l’ex-président dans l’enseignement et la corruption des enseignants. J’aimerais évoquer certains problèmes essentiels qui ont fait dégringoler la qualité de notre enseignement.

La formation des enseignants en question

Tout d’abord, j’aimerais évoquer la formation au métier d’enseignant. Il faut signaler que l’une des premières institutions supérieures qui a été mises en place après l’indépendance était l’Ecole normale supérieure (Ens, 1956). Les admis dans cette école supérieure, choisis parmi ceux qui réussissent brillamment leur baccalauréat, étaient destinés à enseigner au secondaire. Leur diplôme incluait une maitrise, une formation en psychopédagogie et un stage professionnel dans le domaine de leur spécialité d’enseignement. Pour le primaire, il y avait l’Ecole normale des instituteurs (Eni).

Ces institutions dépendantes du ministère de l’Education nationale ont été supprimées. Voilà donc l’un des points des plus négatifs ayant contribué à la détérioration de l’enseignement en Tunisie. Ces écoles ont été remplacées par des stages de formation.

Ici, je ne parlerai que du cas que je connais le mieux, celui de la formation des enseignants du secondaire. Toute de suite après la suppression de l’Ecole normale supérieur (Ins), une formation a été instituée sous l’appellation de Certificat d’aptitude à la profession d’enseignant du secondaire (Capes). Au tout début, cette formation répondrait plus au moins aux exigences d’une formation au métier d’enseignant. Les maitrisards des institutions qui étaient des écoles normales et qui ont gardé une ébauche de formation théorique pour le métier d’enseignant continuaient une formation théorique en pédagogie et en psychologie cognitive suivie par un stage pratique en classe tutoré par un enseignant chevronné et l’inspecteur de la matière et d’une durée de six mois.  Mais, au fur à mesure des revendications des maitrisards chômeurs et après décision présidentielle de faire participer tous les maitrisards, le concours écrit de sélection pour le Capes a été mis en place et la place octroyée à la pratique s’est réduite de plus en plus jusqu’à disparaitre. Et, bien sûr, la corruption a pris une place de taille dans le recrutement des enseignants du secondaire.

Outre la détérioration de la formation au métier d’enseignant, le système d’évaluation est à incriminer dans une large mesure. Depuis toujours, dans nos cours théoriques de l’Ecole normale supérieure (Ens), nous avons appris que la plus privilégiée des finalités de l’enseignement est l’acquisition des compétences de réinvestissement par les élèves de ce qui a été appris dans  l’institution éducative. Aussi, l’évaluation doit faire partie intégrante de la formation de l’élève. Or, il a été décidé que les évaluations se fassent dans ce que nous appelons communément la «semaine bloquée». En quoi consiste le danger de l’instauration de la semaine bloquée?

C’est simple, la finalité essentielle de l’enseignement qu’est la formation, comme je viens de l’expliquer plus haut, disparait complètement. En effet, l’objectif de l’enseignant (de surcroit non formé au métier d’enseignant) ne sera plus «former des élèves» mais faire de sorte d’avoir assez de matière pour faire une évaluation. De même pour les élèves, leur objectif sera d’avoir une bonne note. De cette sorte, l’enseignement a été dénué de sa fonction essentielle qui est la formation des futurs citoyens tunisiens.

 

Faculté des sciences humaines et sociales de Tunis.

Le commerce des cours particuliers

De là a pris naissance toute un phénomène social auquel participe tout le monde: les médias, la famille, les voisins, l’épicier, etc. Au cours de chaque semaine bloquée, tous les Tunisiens n’ont qu’un seul problème: passer les devoirs!! C’est alors, qu’un grand commerce a fleuri, celui des cours particuliers, auquel ont participé aussi bien les enseignants que les parents, à parts égales.

Tout ceci a été également entretenu par l’instauration d’abord des lycées pilotes, ensuite des collèges pilotes et heureusement le régime est parti avant de mettre en place les écoles primaires pilotes. Mais, il faut savoir car il avait déjà instauré les classes pilotes. Bien sûr, toutes ces écoles pilotes consistaient à préparer le terrain vers la privatisation de l’enseignement en Tunisie.

La participation de la création des nombreuses institutions pilotes à la détérioration de l’enseignement se matérialise dans la séparation entre élèves soit disant «bons ou performant» et «moins bons». Cette séparation est à l’origine de la privation des élèves d’une interaction sociale créatrice, essentielle à leurs développements intellectuel et social. Cette séparation a également privé les enseignants de faire leur métier aisément. Ceux qui sont dans les institutions pilotes sont sous la pression des élèves et de leurs parents, devenus exigeants, et l’institution dont le seul intérêt est la performance des résultats.

De l’autre côté, les enseignants des institutions «non pilotes» ont de gros problèmes car ils ont affaire à des élèves qui ont le sentiment d’être catégorisés «moins bons» ; de plus, ils n’ont pas la formation professionnelle qui leur permet de gérer ces classes difficiles.

Ainsi, la convergence de ces facteurs, avec ceux de l’improvisation dans les réformes, ont fait de l’enseignement tunisien une «usine à gaz» qui fabrique des diplômés, certes, mais qui n’ont pas les compétences adéquates leur permettant de réussir dans leur vie professionnelle et, peut-être aussi, leur vie sociale.

* Maître-assistante, sciences de l’éducation (spécialité ‘‘Didactique de la biologie’’), Faculté des Sciences de Tunis, Université El-Manar Tunis.