Les liens qu’entretient le gouvernement avec le parti Ennahdha et les groupes islamistes extrémistes ne sont pas sans ambiguïté. La suite de l’«affaire d’Al-Abdellia» l’illustre bien.
Par Rabâa Ben Achour-Abdelkéfi
Le vendredi 15 juin était attendu comme le jour du verdict: les Tunisiens allaient enfin savoir si leur pays basculerait dans le chaos ou si l’État allait se ressaisir et imposer le respect de la loi aux fauteurs de trouble qui, depuis des mois, sèment la terreur dans le pays et tentent d’imposer un modèle de société pour le moins rétrograde.
Les Tunisiens et surtout les Tunisiennes ont peur
Oui, on appréhendait ce jour où des milliers de manifestants, aiguillonnés par les sermons des imams et, pire encore, par le président du parti Ennahdha, Rached Ghannouchi, allaient se répandre dans les rues afin de défendre les valeurs de l’islam que l’œuvre d’un artiste, jugé par le ministre de la Culture, «peu respectueux de la sensibilité religieuse des Tunisiens, sans talent et sans formation» aurait mises en péril.
Le ministère de l’Intérieur annonce, le jeudi 14 juin, n’avoir accordé aucune autorisation de manifester. Le message est clair et se veut rassurant. Mais, l’inquiétude persiste: nos concitoyens savent bien que les «fous de Dieu» ne craignent pas les lois des hommes et que l’anarchie guette le pays.
«Les Tunisiens, disent à l’unisson nos gouvernants, n’ont plus peur.» En effet, les délinquants, les repris de justice et les ennemis de la démocratie n’ont pas peur. Mais tous les autres Tunisiens et surtout les Tunisiennes ont peur, même ceux dont la parole est affranchie. Ils craignent l’instauration d’un État théocratique, la violence des intégristes religieux, la nouvelle politisation de l’administration, le népotisme, la perte de leurs libertés, de leurs droits, de leurs fêtes et de leur mode de vie. Ils craignent de ne plus ressembler à eux-mêmes mais à des êtres étranges qui vivent dans la fascination de la mort.
Ali Lârayedh se fait enfin obéir en un tour de main
Messieurs les gouvernants, les Tunisiens ont peur mais ils sont braves.
«Le vendredi de la colère» tant redouté s’est avéré être la journée du devoir d’obéissance. Nahdhaouis, salafistes et djihadistes se sont pliés aux ordres du ministre de l’Intérieur. Ainsi, le gouvernement, qui n’a pu protéger les établissements universitaires de la violence salafiste, qui a laissé courir en toute liberté les profanateurs des symboles de l’État et des lieux de culte, les ennemis de la culture et les agresseurs des journalistes, des artistes, des femmes et des minorités, imposerait son autorité en un tour de main.
Surprise, joie, doute. On s’interroge. Comment se fait-il que Ali Lârayedh, ministre de l’Intérieur et militant nahdhaoui de la première heure, mette à mal le maître à penser du parti, «le cheikh» Rached Ghannouchi?
Les réponses sont multiples : le gouvernement, dont on critique l’esprit partisan et les accointances avec les extrémistes islamistes, voudrait témoigner de son attachement au seul intérêt de l’État et son indépendance vis-à-vis du parti Ennahdha, disent les uns. Ce ne serait qu’un coup monté, un calcul politicien fomenté par le leader Rached Ghannouchi et le gouvernement, disent certains, quand, pour d’autres, l’indépendance dont a fait preuve le ministre de l’Intérieur en interdisant la manifestation à laquelle avait appelé «le cheikh» révèle les dissensions au sein du parti Ennahdha et l’éclatement de la guerre des clans. D’autres encore demeurent persuadés que les courants islamistes constituent un seul et même mouvement, ce seraient les acolytes des nahdhaouis, leurs bras armés et leur réservoir électoral.
Des slogans salafistes sur le mur adjacent au Palais Abdellia.
Les liens qu’entretient le gouvernement avec le parti Ennahdha et les groupes islamistes extrémistes n’est pas sans ambiguïté. Les interventions des ministres et de leurs conseillers, sur les ondes et les plateaux de télévision, sont en effet ambivalentes car si tous les gouvernants dénoncent la violence et l’extrémisme religieux, s’ils proclament leur volonté d’instaurer un État civil et démocratique, ils cognent sur tout ce qui fonde la démocratie: les partis de l’opposition, mais aussi la liberté d’expression et de création. Ce brouillage du discours par nos gouvernants est-il une tactique politique ou simplement la conséquence de leur amateurisme ou de leur incompétence? Peut-être y a-t-il une conjugaison des deux. Car, il arrive souvent, que l’un des ministres ou de leurs conseillers quitte les voies balisées du discours politique élaboré et offre le spectacle désolant d’une hargne que ne peuvent justifier ni les années de bagne, ni l’exil, ni la souffrance physique et morale qu’ils ont pu endurer.
L’impulsivité incongrue de Lotfi Zitoun
Intervenant assidu sur les chaînes de télévision, Lotfi Zitoun, conseiller politique du chef du gouvernement, a souvent fait montre d’une impulsivité incongrue. Feinte ou involontaire, cette absence de maîtrise de soi est du plus mauvais effet car M. Zitoun ne se contente pas d’être vif, il est aussi incivil que violent.
La polémique déclenchée par l’exposition d’art plastique qui s’est tenue au palais de la Abdellia, à la Marsa, du 1er au 10 juin, lui a donné le loisir de fustiger les artistes, dont il a jugé les œuvres blasphématoires, et de proférer des propos qui, se voulant populistes et/ou électoralistes, incitent à la haine sociale.
Le conseiller du chef du gouvernement annonce que les artistes dédaignent les sources que leur offre le patrimoine culturel tunisien. M. Zitoun semble ici faire une confusion – sans doute volontaire – entre art et artisanat. Il n’est certainement pas sans savoir que l’art est universel, qu’il parle aux hommes, à tous les hommes, et ne s’arrête pas plus aux frontières nationales qu’à celles du monde arabe et musulman.
Si Lotfi Zitoun n’éprouve pas de sympathie envers les artistes, les mécènes, les galeries d’art et leur public, cela ne regarde que lui. En revanche qu’il se permette – parce que les habitants de La Marsa ont défendu la liberté d’expression et de création – de les accuser de se réjouir, voire d’exulter, du différend qui a opposé forces de l’ordre et salafistes, cela en raison du mépris congénital que ces citoyens développeraient à l’égard des pauvres et des laissés pour compte, est un scandale que tout Tunisien est en devoir de dénoncer.
M. Zitoun connaît bien mal la géographie de son pays: La Marsa n’est pas une principauté à part, elle fait partie intégrante du gouvernorat de Tunis et ne compte pas que des riches parmi ses habitants. Comme tous les espaces urbains de Tunisie, la ville dénombre beaucoup d’indigents et peu de fortunés. C’est une réalité tunisienne: le village le plus pauvre a aussi ses riches, et partout dans le pays ce sont les déshérités qui sont les plus nombreux.
Que M. Zitoun s’intéresse à ces derniers, qu’il s’applique en sa qualité de conseiller politique à trouver une solution au problème de la pauvreté, mais qu’il ne fasse pas endosser la responsabilité de la l’injustice sociale à ceux que les Nahdhaouis et leurs partisans nomment, sans nuances et sans fondements, démocrates, modernistes, laïcs, mécréants ou tout simplement… la gauche.
M. Zitoun, en feignant de confondre sciemment modernité et richesse, ne vise rien d’autre que d’accuser les amis de la culture d’être les ennemis du peuple, dont lui, le ministre, serait proche.
Un tel comportement devrait faire l’objet d’une poursuite judiciaire.