La reconstruction du pays et de la société sera rude et longue. Elle ne peut être que collective. Prenons le temps nécessaire, mais interdisons-nous toute conduite pouvant transformer le temps en désespoir et déshérence.
Par Tarak Ben Salah*
Il y a 50 ans, un bel homme, porteur de valeurs universelles et armé de convictions révolutionnaires, sillonnait les pampas, pataugeait dans les mangroves, traversait les fleuves et les rapides, se frayait un chemin dans la jungle tropicale pour annoncer aux damnés de la terre des temps nouveaux, le temps du partage, le temps de l’espoir et d’une nouvelle espérance.
De Che Guevara au Cheikh Dabbara!
Che Guevara a délaissé les prestiges illusoires et le confort des fauteuils ministériels. Il voulait participer à changer le monde, à transformer les conditions de vie de millions de peones et de montoneras, de «ceux d’en bas». Il se battait pour la généralisation de l’enseignement et de l’accès à la santé et pour l’égalité des chances; il savait la nécessité de révolutionner les structures de la propriété pour accéder à un Nouvel Âge des relations humaines.
Pour le Che l’accès au pouvoir n’avait de sens et d’intérêt que pour concrétiser et réaliser les changements et les attentes des mostadhafin (les pauvres et les faibles). Cette étoile filante illumine toujours l’horizon des révolutionnaires humanistes, des «sous-commandants Marcos» aux «indignés de Hessel».
Sous d’autres cieux, dans d’autres lieux, les révolutions préventives ont succédé aux guerres préventives! Sous d’autres cieux, dans d’autres lieux, d’autres hommes, avec d’autres instruments, virevoltent pour mieux faire volte-face devant les attentes et les espoirs de leur peuple.
Le «sous-émir» commandant en chef de «la révolution tunisienne»
En Tunisie, un «sous-émir» survole les dunes de sable et les puits de naphte, surfe aussi bien sur les neiges de Davos et de l’idéologie de dieu-le-marché que sur les pistes de neiges éternelles et garanties halal de Dubaï, ripaille dans les restaurants subaquatiques de Palm-Island, se purifie dans les étages supérieurs des gratte-ciels cruciformes, aux Mecca-Cola et Zemzem-Cola! Notre «sous-émir» – «Radhia al Qatar Wa Radhiate Al Jazira ‘Anhe» – s’est érigé en commandant en chef, laïc et religieux, à la mosquée comme en ville, de «la révolution tunisienne» ! Il a nominé les trois têtes du nouveau pouvoir en Tunisie. Il a maçonné un gouvernement à la «gomme arabique» où les employés d’Al-Jazira tutoient les adeptes de l’émir du Qatar et côtoient les ahuris de l’Ocde et du libre-échange! Il distribue les certificats de faiseurs de révolution! Aujourd’hui, comme gage de servitude politique? Demain, comme gage de servitude et de suivisme géostratégique et d’allégeance religieuse sectaire?
Cuba était le bras romantique et solidaire – avec ses médecins, ses enseignants et autres conseillers en planification – du projet de diffusion du socialisme et de l’hégémonisme soviétique dans les Caraïbes – région assimilée, dès le milieu du XIXe siècle, à une «Méditerranée américaine». Le Qatar serait-il le nouveau passeur en niqab d’une doctrine Monroë-Bush élargie aux «Caraïbes arabes»?
Huit mois après l’élection de l’Assemblée nationale constituante (Anc) et plus de six mois après la mise en place d’un gouvernement pourtant légitime, un an et demi après la fuite de l’ex-président Ben Ali, rien ni personne ne parvient fermement à susciter la confiance ou à rassurer les Tunisiens. Au contraire, semble-t-il! Plus l’on s’éloigne du 14 janvier, plus le doute s’installe, plus l’espoir s’étiole, plus la solidarité retrouvée se disloque et plus l’enthousiasme se sublime en méfiance et en colère ou en résignation et sentiment d’impuissance! Plus redoutable, une forme de nostalgie morbide pointe son dard.
L’espoir suscité par le déroulement des élections et l’entrée en scène des nouvelles institutions et autorités, légales et légitimes, ont très vite laissé le champ libre au désenchantement.
La brèche ouverte par la révolte des mois de décembre 2010 et janvier 2011 semble condamnée à se refermer? Le potentiel révolutionnaire de cette révolte est en train d’être méthodiquement laminé et circonscrit? La stratégie de mise en route des «printemps arabes» dévoile peu à peu ses intentions prophylactiques?
L’Assemblée nationale Constituante doit se rebiffer!
Une très large partie des membres de l’Anc a été élue sur des listes partisanes et sur des promesses mirobolantes et fallacieuses. L’Anc commence à peine à sortir de ses cafouillages et de ses tergiversations. Sa première erreur a été sa structuration explicite en groupes - «majorité», «opposition» et «infréquentables»! Alors que sa mission lui imposait de dépasser les appartenances partisanes et de rechercher le consensus le plus large et l’exemplarité la plus implacable.
Sa deuxième erreur fut la désignation d’un gouvernement pléthorique qui s’avère jour après jour incohérent, incompétent et incapable de susciter la confiance. Sa troisième erreur a failli lui coûter sa crédibilité, voire sa légitimité! C’est la péripétie tragique des «honoraires» des députés. Cette revendication méprisable et répugnante nous en dit long sur l’état d’esprit qui règne sur nombre de ceux qui ont eu l’honneur d’être choisis par le peuple pour diriger ce qui doit être et rester une épopée nationale. Cette péripétie a eu le mérite, grâce à la liberté et la transparence, quand même, arrachées et préservées, d’accélérer le travail de nos députés pour faire oublier un forfait moral et symbolique.
L’Anc devra prendre de nouvelles initiatives pour regagner complètement sa crédibilité. Elle devra évaluer de manière responsable, à l’aune de son vécu et de sa connaissance de notre pays, nos capacités politiques et culturelles à vivre sous un régime parlementariste pur. L’histoire nous enseigne que même les régimes parlementaires savent dévier vers la dictature! Elle doit également se pencher, en dehors des appartenances partisanes, sur le rendement et la pertinence du travail du gouvernement. Elle doit se prononcer sur la légitimité de certaines décisions de ce gouvernement. En particulier, l’accord signé il y quelques jours avec l’Organisation de coopération et de développement économique (Ocde).
Peut-être que les membres de l’Anc devraient se soustraire à toute forme d’allégeance. Les membres de l’Anc, affiliés à un courant politique ou à un particularisme social pourraient annoncer collectivement et simultanément leur rupture symbolique avec leur partis. Ils endosseront ainsi les couleurs nationales et assumeront enfin le rôle de «représentant du peuple ou de la nation». Ils signifieront par cet acte que c’est désormais la recherche de l’intérêt général qui primera sur toute autre considération.
Une action gouvernementale hors-sujet !
Le gouvernement légitime devait diriger une véritable phase de transition démocratique. Son action devait être non partisane. Il devait rechercher le consensus et l’adhésion des forces du changement. Le gouvernement de transition devait se contenter de gérer les affaires courantes et surtout d’entamer vigoureusement le processus de destitution des hommes et femmes de l’ancien régime et de dissolution des centres de pouvoir encore dominés par l’esprit du Rcd.
Cheikh Hamad, le père adoptif des révolutions arabes.
Ce gouvernement légitime devait prendre les décisions politiques les plus cruciales, les plus impopulaires auprès des rhinocéros du Rcd, les plus dangereuses pour la stabilité du pays mais qui constituent le véritable catalyseur de confiance et d’assurance pour tous ceux qui ont milité pour sortir du totalitarisme.
Ce gouvernement devait lancer un audit généralisé et exhaustif relatif à la situation de toutes les institutions de l’Etat, des différentes administrations, des collectivités locales, des entreprises publiques, des entreprises mises sous tutelle judiciaire, des procédures et conditions des privatisations réalisées sous l’ancien régime. Il devait lancer un audit précis sur la fortune nationale et sur la situation réelle, quantitative et surtout qualitative de notre pays concernant des domaines stratégiques (santé, éducation, économie informelle, fiscalité, transports, environnement, tourisme, sous-sols, industries, structures agricoles, circuits de distribution, structure des importations, etc.). Il devait lancer une évaluation critique et objective des politiques économiques suivies depuis 1956.
Ce gouvernement devait avoir le courage politique de déblayer le terrain et assainir la longue et difficile route du développement de notre pays. Il devait travailler avec abnégation et avec un mépris affiché pour toute arrière-pensée électoraliste. Il devait se comporter simplement en gouvernement révolutionnaire, un gouvernement habité par une éthique susceptible de le rendre apte à étendre sa responsabilité politique vers l’avenir. Sans se soucier de son propre avenir. Il a fait tout le contraire!
Il a, presque naturellement, pris le relais du gouvernement de Ben Ali, avec sa logique et son modèle de croissance, qui a clairement échoué et qu’une grande partie de la population a honni et finalement rejeté.
Devant les représentants du peuple, le Premier ministre, peu inspiré, a enfilé le style et la tonalité de l’ancien président. Insipide, sans ordre de priorité, sans lignes directrices, sans vision, il a choisi d’ânonner un programme dense en vœux pieux! Ce discours dévoila toutefois les velléités du gouvernement d’outrepasser son mandat et sa mission précise: diriger une phase de transition démocratique. Cette mission assignée autorisait le gouvernement à gérer les affaires courantes et à traiter les urgences. Elle l’enjoint de mettre de l’ordre dans la «maison commune», c’est-à-dire restaurer, réhabiliter, réordonner, ré-agencer, redéployer et rationaliser tout ce qui peut l’être, moyens humains, matériels et financiers, au niveau de toutes les structures et institutions qui dépendent de l’Etat. Opération «tartib el beite» (rangement de ma maison) concomitante à un audit général et exhaustif, préalable à tout engagement programmatique qui est de la compétence d’un gouvernement non transitoire. Cette opération «tartib el beite» aurait régénéré ou préservé l’enthousiasme, les élans de solidarité, la cohésion et la fraternité vécus les semaines qui ont suivi le 14 janvier 2011 et que nous avons ressentis à nouveau possibles lors des élections du 23 octobre 2011. Une telle opération nécessite et légitime une mobilisation générale réelle, à portée symbolique. Elle aurait généré de vastes chantiers (hadhaer), qui auraient inséré les jeunes, diplômés en particulier, dans des actions positives, utiles et à hautes valeurs ajoutées collectives et individuelles. Nous serions entrés en cogitation, en confiance, en patience et en révolution!
Après l’espoir, l’inaction, puis la redoutable déception !
Après l’inaction et la léthargie des premiers mois, on assiste aujourd’hui à l’agitation des somnambules! Cette première période a été, toutefois, marquée sur le plan des relations extérieures par l’accueil des «amis de la Syrie» et des ChalÒabi syriens. Ce qui signale un alignement inquiétant de la nouvelle diplomatie tunisienne sur les positions décidées par certains émirs du Golfe arabo-persique.
Sur le plan intérieur, cette même période nous a donné à voir un ministre de l’Intérieur vigoureux et répressif face à des manifestants pacifiques et tolérants; souple, républicain et démocrate face à des groupuscules religieux porteurs des germes de destruction de notre cohésion religieuse façonnée par des traditions et des pratiques séculaires.
Alors qu’une réaction consensuelle mais vigoureuse, aujourd’hui plutôt que demain, doit être pensée, organisée et mise en œuvre pour contenir ces groupuscules salafistes, arrivés à maturité après avoir été cultivés dans les serres londoniennes et irrigués aux pétrodollars.
Cet étrange pullulement de salafistes coïncide avec la montée en puissance, sans cesse annoncée par certains medias, d’Al-Qaida au Maghreb islamique (Aqmi)! Ces niches de la radicalisation islamiste ont été insérées dans notre tissu social, contrairement aux allégations de l’actuel Premier ministre ou de celles de son mentor. Ce sont des Tunisiens! Mais des Tunisiens qui ont été aspirés vers des foyers du chaos utile, ensuite engraissés, endoctrinés et manipulés par des étrangers! Ben Laden, élevé dans les mêmes conditions, a joué le rôle de repoussoir externe, destiné aux non musulmans. Il a achevé sa «mission», l’islamophobie règne désormais en Occident! Tel un navire amiral en fin de vie, il a été océanisé en plein milieu du printemps arabe!
Les salafistes et l’Aqmi vont-ils jouer le rôle, cette fois-ci, de repoussoir interne destiné aux musulmans afin d’accélérer la pacification du monde musulman et la sécularisation à pas forcés des enseignements et des dogmes du Coran?
Le défi salafiste pose des questions radicalement différentes des enjeux sécuritaires ou de respect des libertés individuelles. Ce défi salafiste doit pousser les islamistes patriotes et démocrates à renoncer à leurs prétentions de monopoliser l’islam à des fins de pouvoir ou des fins utilitaristes. Ce défi doit les aider et nous pousser tous à prendre conscience qu’il nous incombe à tous d’imaginer des concepts, des théories, des stratégies d’Ijtihad, d’interprétation et de légitimation dont la finalité première est de protéger l’islam et de préserver ses dogmes des aléas et des vicissitudes de la quotidienneté politique. N’oublions jamais que certains monothéistes considèrent toujours l’islam comme une hérésie! Alors de grâce, mesdames et messieurs des tendances islamistes, l’humilité, le renoncement à la monopolisation et l’utilisation intéressée de notre religion commune doit être un principe politique affirmé et appliqué; non un fond de teint ou un discours d’hypocrites destinés à la communication et la séduction où la fatwa du daha assiassi (machiavélisme islamisé) légitime tout et son contraire1.
L’agitation des somnambules
Le gouvernement a été pris au piège des promesses électorales des partis qui ont choisi de s’organiser en «majorité». La légèreté des candidats s’est muée en boulets pour les ministres du «meilleur gouvernement depuis 1956»! Mais l’incompétence de beaucoup d’entre eux aussi. L’immobilisme de la première période, dont a été rendue coupable la télévision nationale, s’est transmuée en parties de brassage de vent bien relayées par la télévision nationale!
Ghannouchi et Al-Jazira filent le grand amour.
Finalement, les sit-in et les menaces mesquines publiques contre la télévision nationale ont été efficaces – efficacité inquiétante car elle révèle une faiblesse, compréhensible pour un temps, professionnelle et intellectuelle de la corporation des journalistes des médias publics! Les «messes du 20h» ouvrent désormais avec un récitatif élogieux des activités des membres du gouvernement. Des déplacements et réunions pour annoncer des centaines de projets, jaunis, d’investissements lancés comme des fleurs fanées sur une population affamée par les promesses électorales, le manque d’emplois adéquats et surtout le manque de confiance!
La plupart de ces projets d’investissements consistent en réalisation de zones industrielles! Pour quels projets? Quelle est la logique qui a défini la nature et la qualité de ces projets? Selon quelle stratégie de développement? Allez savoir! La consultation du site du ministère du Développement régional et de la Planification donne quelques indications. Dans sa rubrique «les fondements du développement économique», on peut lire que l’économie tunisienne est une économie de marché. Plus loin et je cite, «l’économie tunisienne est une économie extravertie» ! Tout jeune étudiant en économie sait que ce terme «économie extravertie» est un terme péjoratif et que les stratégies de développement de ce type, quand elles n’ont pas progressivement évolué vers un modèle autocentré, ont lamentablement échoué.
C’est le cas de la Tunisie qui n’a pas repensé son développement depuis le tournant libéral des années 1970 et l’adoption de la fameuse loi d’«avril 72». Le ministre actuel du Développement ne semble pas faire la différence entre croissance économique et développement. Il ne semble pas se douter non plus que la Tunisie a été le pays africain et arabe pionnier en matière de planification et d’anticipations rationnelles. Autrement, il n’aurait pas été si fier d’inviter un expert américain2 en croissance endogène pour nous apprendre qu’il faut des infrastructures créatrices d’externalités positives pour attirer les investissements directs à l’étranger.
La stratégie de développement de ce gouvernement consiste en fait à prolonger celle de l’ancien régime et même à approfondir l’arrimage de notre économie aux intérêts des firmes transnationales. L’accord qui vient d’être signé avec l’Ocde est source d’inquiétude. Le détail de son contenu n’a toujours pas été rendu public. Il risque fort de constituer une version édulcorée de l’Accord multilatéral sur les investissements (Ami) mis en veilleuse depuis 19983.
Ce gouvernement n’est nullement habilité à engager le pays dans des voies ou des accords à moyen ou long terme.
Un gouvernement aux aguets au milieu du gué!
Six mois après sa mise en place hésitante et laborieuse, le gouvernement patine. Les familles des martyrs et les blessés n’ont pas fini de se battre pour obtenir les réparations les plus évidentes et les plus ordinaires. Certaines attitudes officielles donnent l’impression qu’on traite le dossier de quelques hooligans soupçonnés d’avoir perturbé l’ordre public! Ce sont nos martyrs et nos blessés. Nous leur devons reconnaissance, respect, affection et générosité. Nous devons aller au devant de leurs besoins psychologiques, sanitaires et matériels. Leur situation ne relève point de l’action charitable nationale et encore moins internationale. Arrêtez d’annoncer fièrement que tel Etat ou tel autre vient d’accepter de prendre en charge les soins de deux victimes par-ci ou trois victimes par-là! En particulier quand il s’agit d’Etats qui abritent avec arrogance et perfidie une grande partie du butin du clan des Ben Ali et consorts. La communauté nationale doit assumer ces charges sans marchandage mesquin ou tergiversation piteuse. Sur ce dossier aussi, l’action de ce gouvernement est largement insuffisante et décevante.
Le dossier de la justice transitionnelle prend lentement mais sûrement l’eau. L’Association des magistrats, qui a été la fierté de la justice tunisienne sous l’ancien régime, est traitée sur le même pied d’égalité que le Syndicat des magistrats qui a abrité les sicaires judiciaires du régime de Ben Ali.
La Justice transitionnelle, qui constitue le barrage institutionnel à toute velléité de retour en arrière, à toute tentative d’échapper à la «mouhassaba» (rendre des comptes), à tout espoir de préserver les fortunes et les privilèges mal acquis, à toute légitimation des compromissions politiques, économiques, judiciaires, sécuritaires avec la dictature; ce barrage se fissure et les conditions de sa construction ressemblent à s’y méprendre à celles d’‘‘Essodd’’ (Le Barrage), pièce de Mahmoud Messaadi!
A chaque avancée dans l’élaboration d’un projet crédible, à chaque proposition sensée, le gouvernement répond par des arguments fallacieux, crée le trouble, suscite la méfiance et avance… vers la case départ. Sur ce dossier, l’attitude du gouvernement est très troublante.
La révolution tunisienne sur l’échelle de Richter!
Sur l’échelle de Richter des révolutions, la nôtre a dû à peine atteindre le niveau 5. Elle a secoué, déstabilisé, ébranlé le système Rcd. Mais elle ne l’a pas abattu! Soyons humbles et lucides et acceptons cette réalité. Peut-être que par cette attitude ouverte, responsable et partagée, nous pourrions construire la stratégie des étapes qui garantirait le passage définitif à un système démocratique accompli.
Les Rcdistes les plus acharnés, groggy après la fuite de leur chef, sont en train de reprendre dangereusement leurs esprits. Par ailleurs, il y a une atmosphère particulière qui donne l’impression que le pouvoir politique réel reste encore diffus dans une sorte d’éther insaisissable, seulement perceptible par les contours et limites qu’on le devine vouloir imposer à la démocratie en Tunisie. Cette situation empêcherait le pouvoir légitime de se déployer et d’effacer le sentiment de flottement et d’hésitation. Peut-être que les forces du changement auront tout intérêt à composer ouvertement avec ces réalités? Peut-être que la situation exige d’admettre qu’une dose de réconciliation prématurée, conditionnelle et ciblée, dans la transparence la plus totale, constituerait un moindre mal?
Dans le monde des animaux, les espèces composent avec leurs prédateurs, sacrifient certains des leurs pour préserver l’essentiel, la survie du groupe et surtout celle de l’espèce. La démocratie dans les pays arabes est une espèce en émergence. Emergeons discrètement pour nous enraciner solidement et définitivement.
Les évènements de ces derniers jours en Tunisie risquent de renforcer la poussée réactionnaire en Egypte qui tente de réhabiliter le régime de Moubarak en portant son dernier Premier ministre à la présidence de la république. Leur réussite risquerait d’encourager, en retour, les Rcdistes à resurgir des tranchées.
«Une société ouverte à ses ennemis»!
La déconfiture de ce gouvernement de transition n’est ni dans l’intérêt des forces du changement ni dans celui du pays. Mais, plus il patine, plus les pièges risquent de se multiplier et de se compliquer. La redéfinition des objectifs du gouvernement, sa reconfiguration et sa recomposition semblent s’imposer, désormais. Ce choix pourrait créer un choc positif et susciter un nouvel élan vital. Les violences policières du 9 avril dernier auraient pu constituer le prétexte honorable et approprié pour entamer une rectification de la politique de l’exécutif, opter pour des objectifs prioritaires mieux définis et choisir une équipe gouvernementale plus ramassée, plus consistante et plus représentative. Aujourd’hui, une telle décision serait interprétée comme un aveu de faiblesse, un aveu d’échec. Peut-être. Mais elle indiquera positivement qu’une éthique de la responsabilité, fondée sur le courage politique personnel, sur l’aptitude du gouvernant à reconnaître ses propres limites et à assumer ses erreurs et sur la capacité du dirigeant à faire prévaloir l’intérêt général sur les calculs d’épicier, à étendre sa responsabilité vers l’avenir, qu’une telle éthique est déjà la norme qui encadre les pratiques politiques en Tunisie. En même temps, elle signalera que Ennahdha est capable d’évoluer du stade Rafah-Hurriet au stade Akp; du stade du dogmatisme et de l’arrogance, des financements douteux et des relations extérieures de subordination au stade de parti politique moderne, démocratique, indépendant et centré sur les intérêts de son pays.
Et, dans l’état actuel des choses, un aveu de faiblesse de la part du gouvernement est moins préjudiciable que le risque d’affaiblissement généralisé qu’encourent les institutions de la transition démocratique.
Les organisations politiques, syndicales et les Ong de la société civile sont aussi des murs porteurs de l’édifice démocratique. Les Ong semblent les plus solides et les moins sujettes à l’égotisme. Elles sont les plus efficaces et les plus crédibles. La classe politique et syndicale devra elle aussi prendre ses responsabilités et s’interdire les querelles de clochers. Elle n’a pas encore fini d’inventer une fusion qu’elle est déjà en fission! Elle doit se réorganiser sur de réelles affinités idéologiques et politiques, intégrer organiquement les procédures démocratiques et adopter une éthique politique qui déploie la responsabilité individuelle et collective vers l’avenir. C’est à ces conditions que nous pourrons bénéficier d’un espace politique pluri-polaire où la démocratie puisera son oxygène pour une respiration régulière et paisible.
Nous boitons sur une ligne de crête!
Deux pôles, en particulier, devront se reconstituer et se renforcer pour que la sortie du totalitarisme devienne effective et irréversible; pour que l’entrée en démocratie soit fondée sur un équilibre des forces dans toutes les institutions du nouvel Etat, sur des procédures et des systèmes électoraux qui garantissent une représentativité équitable, sur un régime politique adapté à nos besoins et à notre niveau de développement global, sur un système d’information qui ne contrevienne pas au droit du citoyen à une information objective et pertinente.
Le premier pôle est constitué par le courant réformateur qui a conduit les Tunisien à l’indépendance politique formelle et leur a permis de percevoir les lumières de la modernité. Ce courant, incarné à un moment de notre histoire par le «mouvement destourien», tente ces jours-ci de ressusciter ses forces et ses idéaux. Il a encore un rôle historique à jouer parce qu’il n’a pas achevé son programme de modernisation du pays. Plus exactement, parce qu’il a été empêché d’évoluer pour pouvoir achever ce programme. Il l’a été par ses principaux dirigeants qui ont préféré suivre le chant des sirènes des intérêts privatifs, des rentiers, des parrains revanchards, du culte de la personnalité, du pouvoir d’un seul, de la présidence jusqu’à la déconfiture et à l’agonie au petit matin du 7 novembre 1987. Ce qui n’était déjà plus qu’un vague vestige du Parti socialiste destourien (Psd) a été englouti dans la camisole du Rassemblement constitutionnel démocratique (Rcd). Dans ce monstre totalitaire, une large partie de la «Gauche» – ennemie jurée du mouvement réformateur tunisien – s’est laissée glisser pour-ainsi-dire naturellement.
Le sous-émir intrônise le super-président.
Pour ressusciter, se donner à nouveau les moyens de défendre ses idéaux et participer positivement au développement général du pays, ce courant devra repartir sur la base de nouveaux principes et de nouvelles logiques organisationnelles. Pour une réanimation magistrale, il devra se départir de tout ce qui pourrait rappeler le culte de la personnalité, le centralisme hermétique, les conclaves et les messes basses, les cours florentines et leurs meutes de courtisans ou encore les considérations régionalistes ou népotiques. La crédibilité de ce mouvement va dépendre immédiatement des antécédents politiques des ses membres qui seront scrutés, légitimement, à la loupe. La confiance en ce courant nécessitera une critique radicale des procédés et pratiques du passé qui ont couvert toute la gamme de l’infamie, des mensonges aux trahisons, des complots aux lâchetés, de la cupidité à la corruption, de la répression et la torture aux assassinats!
Le courant réformateur devra, par sa démarche, par chacune de ces actions, administrer la preuve qu’il est entré en mutation radicale. Son instrumentalisation électoraliste, opportuniste ou nostalgique risque de lui être funeste. Sa reconversion loufoque en abri pour maquiller des rhinocéros du Rcd en lions du patriotisme et en gazelles de la démocratie lui sera irrévocablement fatale.
Le courant réformateur a été ravagé par 31 ans de parti unique. Son projet reste actuel et avant-gardiste sur nombre de points. Il mérite d’être parachevé. Des hommes sincères et des générations l’ont porté et se sont sacrifiés pour sa réalisation. Ils méritent que nous marchions sur leur route et que nous consacrions notre énergie et notre imagination à l’accomplissement de leur dessein. Ces desseins et ces rêves avaient conquis, convaincu et mobilisé dans l’enthousiasme le peuple tunisien grâce à l’adhésion, au soutien et à l’implication du syndicat de Farhat Hached.
Vers un syndicalisme moderne de cogestion et de participation
Aujourd’hui, l’Ugtt constitue toujours un pôle de pouvoir. Sa crédibilité passe par une reconstruction sur la base des principes qui ont prévalu à sa création. Elle doit institutionnaliser ces principes et en faire une véritable tradition syndicale respectée, quel que soit le contexte politique national. Pour retrouver la confiance des travailleurs et des partenaires sociaux, elle devra se réapproprier son premier, et unique jusqu’à présent, programme économique de développement, le réactualiser et le proposer à la population et aux acteurs politiques. Ce programme de modernisation doit être parachevé pour sortir l’économie nationale de son extraversion, du dualisme sectoriel et des inégalités cumulatives. Ce n’est qu’en étant une force de proposition que l’Ugtt pourra peser sur les choix et les orientations économiques ou sur la législation du travail dans notre pays.
De son côté, la Cgtt – dont les fondateurs avaient quitté l’Ugtt-mère quand les dirigeants de celle-ci s’étaient transformés en courroie de soumission au pouvoir du Rcd et de compromission avec le réseau mafieux du clan Ben Ali – la Cgtt aurait donc tout intérêt à consacrer son action syndicale à organiser les cadres dans les différents secteurs économiques et à préparer et coordonner avec eux une transition à terme de l’action syndicale traditionnelle vers un syndicalisme moderne de cogestion et de participation à l’image du syndicalisme de l’Europe du nord.
La situation dans notre pays est délicate et parfois inquiétante. Mais elle est incommensurablement préférable à celle du 14 janvier 2011 ou encore à celle du 7 novembre 1987. Le peuple a décidé de ne plus vivre dans le mépris. Pour une fois la peur d’agir et de réagir s’est estompée significativement. Reste à restaurer la confiance et la cohésion. Réussir cet ouvrage est de la responsabilité de toutes les bonnes volontés. L’aveu de faiblesse voire d’échec ne constitue en aucun cas un déshonneur ou un blasphème!
La tâche de reconstruction du pays et de la société sera rude et longue. Elle ne peut être que collective et elle nécessitera du temps. «Nous sommes les fils du temps et le temps est espérance», affirmait Octavio Paz dans ‘‘Des temps nébuleux’’ ! Prenons le temps nécessaire pour nous reconstruire et nous restaurer, mais interdisons-nous toute conduite qui pourrait transformer le temps en désespoir et en déshérence.
* Enseignant des Sciences économiques à l’Université de Paris-Est Marne-la-Vallée (en France). L’auteur est rentré définitivement en Tunisie en juillet 2011 après un exil de plus de 20 ans en France.
Notes:
1- Le Mouvement Ennahdha semble toujours prisonnier de l’échec de sa tentative de prise de pouvoir en 1991-92. L’intention revancharde n’est jamais de bon conseil. La société tunisienne a considérablement changé sous une dictature qui a duré plus de vingt ans!
2- Depuis le 14 janvier, la Tunisie est devenue le laboratoire le plus couru par les experts yankees!
3- L’Ami constitue un cadre juridique qui hisse la firme multinationale au statut de véritable puissance publique dans les pays qui adhèrent à cet accord. L’adhésion à cet accord devait engager le pays signataire pour 15 ans. Certaines décisions et actions de souveraineté susceptibles d’être prises par les Etats signataires deviennent illégales si elles portent quelque préjudice aux intérêts des Ftn. Par exemple, une campagne anti-tabac devient illégale parce qu’elle va à l’encontre des intérêts des Fmn du tabac; des subventions accordées par un gouvernement à des sociétés cinématographiques nationales, privées ou publiques, seront considérées comme un fait de concurrence déloyale au nom du principe de «non-discrimination» stipulé par l’Ami! L’Etat tunisien ne pourra subventionner Cactus production qu’à la stricte condition d’octroyer la même subvention à Andromeda, si celle-ci a des intérêts en Tunisie. Les négociations de l’Ami sous l’égide de l’Ocde ont été suspendues en 1998 grâce au refus, notamment, de la France qui a vu dans ces accords léonins un danger pour sa production culturelle et sa souveraineté nationale.