Aurait-on l’intention de transformer le ministère de la Culture en sacristie et de réduire l’art au chant liturgique (soulamia), au remake du film Al Rissala, aux feuilletons ramadanesques?
Par: Fayçal Abroug*
On pourrait, en tordant le cou à l’étymologie, trouver un lien, même implicite, entre le mot «culture» et le mot «culte», pour ne pas faire plus court; mais une telle entourloupette lexicologique pourrait-elle expliquer la confusion des rôles dans la tête et les propos d’un ministre que seul son titre officiel le rattache à son ministère tant sa relation à la culture est hésitante et approximative. En témoigne sa brillante prestation lors de la conférence de presse qui s’est tenue suite aux tristes évènements, est-il besoin de le rappeler, dont le palais El Abdellia, ayant hébergé une exposition de peinture à l’occasion du Printemps des Arts, a été le théâtre. Encore, hélas, un printemps!
Laquelle conférence de presse, à en juger par les images diffusées par la Télévision Nationale, est un chef-d’œuvre dans le genre Commedia del Arte où la manipulation le dispute à la désinformation, la démagogie à la surenchère et l’amalgame au paradoxe. Un vaudeville de mauvais goût où le mari cocu n’est autre que le menu peuple et auquel la situation économique et sociale explosive confère une dimension tragique que les boutades d’un humour douteux à propos, entre autres, du cadavre du ministre de la Culture, en référence à une déclaration antérieure (au sujet de l’accès de deux chanteuses libanaises au festival de Carthage) n’ont pas réussi à atténuer.
Bref, une cérémonie à laquelle ont été conviés, outre un représentant du ministère de l’Intérieur, les ministres du culte et de la culture, et officiée par le maître de cérémonie, le ministre des Droits de l’Homme, droits dont sont exclus les journalistes, les artistes et les intellectuels.
Mon propos est loin de remuer le couteau dans une plaie qui saigne depuis longtemps, d’autant que les tenants et les aboutissants des évènements douloureux qui ont endeuillé le pays il y a quelques semaines, ont été examinés de près par tous les protagonistes, y compris, ceux qui se targuent d’objectivité et de neutralité, chacun chaussant les lunettes qui lui conviennent: celles qui aggravent la myopie, celles qui accentuent la presbytie et celles qui offrent le confort du double-foyer.
Mon propos tentera plutôt d’appréhender le discours du ministre de la Culture, même si l’ouvrage s’annonce difficile dans la mesure où il s’agit d’une conférence de presse où le chassé-croisé des questions-réponses, des réactions et contre-réactions et des éclaircissements opaques est loin de conforter une cohérence déjà mise à mal par l’irritation des intervenants et une atmosphère tendue. Mon propos se focalisera donc sur l’argumentaire fallacieux développé par celui qui est censé être le ministre de la Culture, argumentaire qui s’articule autour de deux axes: l’un théologique et l’autre esthétique, du moins en apparence.
Une performance digne de l’inquisition
L’argument théologique. Autant le ministre des Affaires religieuses, déguisé en homme du 21e siècle, est dans son rôle quand il défend sa paroisse – peut-on s’attendre à autre chose qu’à une logomachie religieuse, moyenâgeuse, excusez le pléonasme? –, autant le ministre de la Culture, «bitommi tamimihi» (idiotisme intraduisible en français) et en porte-à-faux avec le domaine qui est censé être le sien quand il régurgite un argument religieux auquel des ulémas de fortune tentent de trouver les fondements théologiques qui remontent à la nuit des temps, à savoir le Coran, la sunna, le consensus ou l’unanimité des docteurs de la foi et de l’ensemble des musulmans, al jamâa.
«Non à la profanation du sacré. Oui à la liberté d’expression et de la création artistique, mais une liberté responsable, qui se doit d’être respectueuse des croyances des musulmans et de ne point heurter leur sensibilité».
Tel est l’argument théologico-religieux que le ministre de la Culture reprend, dans un flou loin d’être artistique et sans aucun embarras, à son compte. La décision de fermer l’espace culturel El Abdellia sans aucune autre forme de procès, fût-il «bidon», est une performance digne de l’inquisition.
L’argument esthétique et artistique. Le ministre bitommi tamimihi aurait mieux fait de s’en tenir au premier argument, à la portée de n’importe quel imam analphabète, tant il ne demande aucune connaissance ni aucune compétence, et encore moins un effort de réflexion.
Le second argument, lui, exige, est-il besoin de le rappeler, une connaissance, fût-elle superficielle, de l’histoire de l’art, des courants et des écoles artistiques, ainsi qu’une maîtrise minimale de la méthodologie nécessaire à la lecture et l’interprétation d’une œuvre picturale, quelles qu’en soient la qualité et le degré de complexité. Faute de quoi, il serait plus décent de se limiter humblement à l’expression d’un jugement personnel, d’une appréciation subjective, voire d’un point de vue partisan.
L’argument avancé par monsieur le ministre, d’une façon laconique, est facile à résumer ainsi: «C’est une question de mauvais goût (en français dans le texte) et de médiocrité… il s’agit de gens autodidactes». Mais l’orateur-commissaire priseur, qui a évacué d’un revers de main l’aspect esthétique et artistique, a omis d’exposer les critères d’évaluation, les indicateurs de qualité, en un mot la grille de lecture sur laquelle il s’est appuyé pour rendre son verdict. A moins qu’il ne s’agisse de son goût personnel qu’il érige en goût universel.
La culture de la frustration et de la négation de l’autre
Encore une fois, il s’agit d’un jugement de valeur qui relève d’une approche moralisante et une morale obsolète d’un autre âge: l’argument esthétique et artistique rejoint par ricochet l’argument théologique et religieux. Là où le bât blesse, c’est la vérité avec un grand V que le ministre ordonna ex-cathedra du haut de sa chaire: «l’Art n’a pas à être révolutionnaire, il lui suffit d’être beau». Ah, monsieur le ministre du «gouvernement de la révolution», quel talent! Quel génie! Que ne méritiez-vous également les portefeuilles de l’Education et de l’Enseignement supérieur réunis!
A propos d’éducation, qu’attend-on pour dépouiller les programmes des œuvres impies d’Al Maâri, de Tawfik Al Hakim, de Messaâdi pour l’enseignement de l’arabe; de Flaubert, de Baudelaire (dont les œuvres respectives, Mme Bovary et Les Fleurs du mal ont été condamnées au XIXe siècle par les tribunaux, ce qui vous facilitera la tâche) pour l’enseignement du français.
Le «beau», nous dit-il! Qui définit le beau et le laid? L’Etat? Les instances religieuses? Ou le goût personnel, les goûts d’une époque, les choix esthétiques? Quelle est la relation entre le beau et le sacré? Le nu n’est-il pas beau? N’est-il pas objet d’art quand il échappe aux fantasmes obsessionnels de quelques barbus iconoclastes sortis du bois après le 14 janvier, et particulièrement après les élections «transparentes» du 23 octobre, vestiges de la culture de la frustration et de la négation de l’autre, la culture de la mort que des inquisiteurs d’un autre âge, dissimulés dans un accoutrement moderne, l’autre face de la même médaille, agitent comme un épouvantail pour instaurer un climat de terreur et réactiver les mécanismes d’intériorisation de la peur, indispensables à la mise en place des réflexes de l’autocensure, plus efficace et moins coûteuse que la censure. Une stratégie, ou plutôt une manœuvre politicienne à des fins électoralistes, dont les ficelles sont un peu grosses, qui vise à produire une dictature pire que le despotisme éclairé de Bourguiba ou l’oligarchie mafieuse de Ben Ali, parce que drapée de sacré. De fait, elle s’inscrit dans une perspective à rebours qui vise l’instauration d’un Etat théocratique et dont les élections constituent l’un des leviers. La seule différence se situe au niveau de la démarche à suivre et des modalités à mettre en œuvre: une démarche en amont qui consiste à «islamiser» la société à doses homéopathiques, à travers l’école, les médias, la culture… et une démarche en aval qui veut imposer par tous les moyens, y compris la violence, un modèle de société anhistorique. En un mot, entre une méthode pédagogique insidieuse qui s’approprie les instruments de la démocratie et la logomachie pompeuse de la «société civile et des droits de l’homme» et une méthode autoritaire, agressive et violente. La différence entre les barbes hirsutes et les barbes bien taillées n’est pas une question de fond mais de forme. L’islamisme c’est l’islam.
Dans ce concert «con-sacré» à la litanie psalmodiée à l’unisson dans l’hystérie collective qui s’est emparée du pays, même des libéraux, des démocrates de tous bords, sans oublier des ténors de l’extrême gauche, toutes tendances infantiles confondues, ont sorti leur tambourin. Farouches défenseurs de la liberté d’expression et de création artistique mais en même temps vigilants gardiens, eux aussi, du temple sacré, ils n’hésitent pas à dénoncer autant les atteintes à la liberté d’expression et les violences ciblant les artistes que les «provocations gratuites» qui ne ménagent pas «la susceptibilité des musulmans, portent atteinte à leurs croyances et ne respectent pas l’identité culturelle du peuple tunisien». Le paradoxe frôle la schizophrénie.
Encore le sacré. Du matin jusqu’au soir, jours ouvrables et jours fériés, sans compter les mariages et les veillées funèbres. La barbe ! Ah non, surtout pas de barbe s’il vous plaît !
«Nous sommes tous musulmans», répètent-ils à l’envi. Si on appliquait le fameux syllogisme, nous constaterions qu’à ce niveau, l’argumentaire de la gauche rejoint celui des islamistes: les Tunisiens sont tous musulmans. Ne pas être musulman, c’est ne pas être tunisien. Ou mieux encore : être citoyen, c’est être musulman. Tout Tunisien non musulman est un mécréant, un renégat et donc non citoyen.
Stratégie oratoire? Eléments de langage politiquement correct, dictés par les convenances sociales et la conjoncture politique? Surenchère médiatique ou réconciliation réfléchie avec l’identité arabo-musulmane, conçue comme une entité cohérente et uniforme et, partant, anhistorique? «Les identités meurtrières», comme l’annonce ce titre prémonitoire de l’œuvre d’Amine Maalouf.
Mettre sur le même pied d’égalité le bourreau et la victime
Qu’il s’agisse de l’une ou l’autre hypothèse, tout le monde, à quelques exceptions près, à droite comme à gauche, a plongé la tête la première dans le piège tendu par les islamistes, principal bénéficiaire pour ne pas dire l’unique, de ce débat théologique révolu mais remis au goût du jour par des brocanteurs qui ont pignon sur rue et dont les étals, au sens propre et figuré, infestent les quartiers populaires, les villages et les régions les plus reculées, où leur marchandise est très prisée.
En effet, leur argumentaire autour du sacré n’a rien à envier à celui des islamistes, toutes chapelles confondues, et s’inscrit malheureusement dans la même stratégie argumentative, celle-là même qui met sur le même pied d’égalité le bourreau et la victime, qui justifie la violence par la provocation, même virtuelle, qui explique tout par la théorie du complot, syndrome d’une pensée arabe souffreteuse, qui légitime la censure par la protection du sacré.
Sacré ministre! L’argument par lequel il a synthétisé son discours lui vaut à lui seul la palme d’or de la pensée la plus subtile: «Nous refusons aussi bien l’extrémisme religieux et le salafisme passéiste que l’extrémisme laïc et le salafisme moderniste». Après la langue turque à l’Education, les toilettes turques à la Culture!
Monsieur le ministre bitommi tamimihi a confirmé ses prouesses lors d’une émission qui lui a été consacrée sur une chaîne privée et lors d’une conférence de presse houleuse à propos du Festival international de Carthage; deux brillantes prestations où le ministre rétif à tout mea culpa, à toute concession, à tout échange, a été trahi par une gestuelle, une posture et des propos d’où s’échappent les relents de la suffisance, de l’arrogance et de l’entêtement et, partant, de l’incompétence («Je ne présenterai pas d’excuses, le ministre sait ce qu’il fait, j’assume toutes mes responsabilités»).
Aurait-il l’intention de transformer le ministère de la Culture en sacristie et de réduire l’art au chant liturgique (soulamia), au remake du film Al Rissala, aux feuilletons ramadanesques, version hyperbolique, embellie, sacralisante de la genèse de l’islam et de l’histoire des musulmans? La conjoncture politique actuelle aurait pu d’ailleurs inspirer à La Fontaine une fable qui pourrait avoir pour titre: le clown, le curé et le comparse.
Faut-il, pour conclure, rappeler qu’avec le progrès technique, l’art est un moyen par lequel l’homme transcende son animalité et est de surcroît l’expression de cette transcendance. L’art rupestre, ce balbutiement artistique comme en attestent les grottes de Lascaux, n’est-il pas le témoignage de ce passage de l’être primaire dont la préoccupation essentielle était de subvenir à des besoins élémentaires à l’humain qui raconte et se raconte. L’art est, par conséquent, transgression de toutes les limites naturelles, physiques et intellectuelles ; transgression de tous les tabous: religieux, politique et sexuel.
Nous serions encore à l’âge de la pierre si des artisans, des scientifiques, des chercheurs, des penseurs, des artistes n’avaient pas bravé, au péril de leur vie, l’interdit, tout interdit et notamment la quintessence de tous les interdits: la religion. Interdit qui mène à la mort de la culture, de l’intelligence, de l’esprit, au néant. La seule limite étant bien entendu le respect de l’autre, les règles du vivre-ensemble et la déontologie.
Le mot de la fin, je le cèderai bien volontiers à un poète, romancier et penseur dont le seul nom m’épargne toute une panoplie de qualificatifs et de superlatifs, Victor Hugo: «L’art pour l’art, c’est bien ; mais l’art pour le progrès, c’est encore mieux», ou encore cette formule cinglante qui sonne comme un présage: l’histoire a pour égout des temps comme les nôtres.
*Inspecteur pédagogique, ancien président de la Fédération tunisienne des cinéclubs (Ftcc).