Pour parer à l’incompétence de la «troïka» au pouvoir, les partis d’opposition doivent convenir d’une plate-forme minimale et d’une charte commune, et de partir unis ou coalisés pour mener la bataille démocratique qui nous attend.

Par Hichem Jouaber*


L’exécutif tunisien est «chaotique et inquiétant», selon les rapports soumis par les diplomates en poste à Tunis à leurs gouvernements respectifs. C’est en ces termes que l’information circule aujourd’hui en Europe et c’est avec ces mêmes termes que j’ai choisi de commencer cette réflexion.

Loin de moi l’idée d’être pessimiste et encore moins de transmettre ce pessimisme, mais si on prend un peu de recul et qu’on analyse objectivement les faits, il y a lieu de constater que l’ambiance actuelle de notre  pays est loin de susciter le moindre espoir à court terme. En tout cas si les l’opposition reste muette et inactive.

Une armée mexicaine avec les résultats en moins

Amateurisme politique, marquer son règne coûte que coûte, se positionner en vue des prochaines élections sous couvert d’une doctrine idéologiquement religieuse, un sens aigu de la démagogie populiste… sont les maîtres mots qui qualifie le mieux les actions des dirigeants provisoires actuels du pays.


Le Parti Républicain- Maya Jeribi, Yacine Brahim, Nejib Chebbi et Mohamed Louzir.

Un président provisoire sans réel pouvoirs, un gouvernement pléthorique et sans réelle compétence, des dizaines de conseillers de tout acabit qui rendent l’organigramme de l’exécutif actuel digne de celui de l’armée mexicaine avec la compétence et les résultats en moins.

Alors que nous nous attendions à ce que ce gouvernement de transition mette les bouchées doubles pour asseoir les institutions régaliennes qui répondent aux attentes du peuple et à commencer à mettre la Tunisie dans l’orbite de la démocratie, de la liberté et du développement économique, nous nous retrouvons avec un exécutif qui semble perdre le gouvernail d’une Tunisie en pleine tempête.

Un état des lieux très inquiétant

De nombreux faits et événements viennent malheureusement affirmer ce sentiment général des Tunisiens dans la rue.

  • Nous assistons à une série de couacs et d’erreurs politiques sans précédent de la part du président et des membres du gouvernement provisoires: décisions hâtive d’ouverture des frontières, une politique étrangère inexistante et clairement partisane, un voisin algérien qui appelle même à la retenue diplomatique, un amateurisme évident qui nuit à l’image de ce pays auprès de ses plus proches partenaires.
  • Sur le plan économique la stratégie du gouvernement est loin d’être définie et des décisions hâtives enregistrées sur la dernière période laissent croire à l’absence d’une feuille de route claire de ce qu’il faut faire pour résorber le chômage et relancer la machine économique du pays. La décision de relancer l’inflation pour disposer de liquidités en monnaie de singes est une erreur grave. L’absence, six mois après l’installation de ce gouvernement, d’un  programme agressif  de développement de l’infrastructure et de désenclavement des régions est un autre signe évident du manque d’ambition. Un collectif budgétaire qui relève plus d’une démagogie du saupoudrage des ressources que de  réelle trajectoire de développement.
  • Multiplicité des déclarations intempestives et incohérentes entre elles de la part des membres de l’exécutif sans coordination interne et sans concertation menant à des contradictions flagrantes qui secouent le gouvernement et la présidence et jettent un flou au sein d’une population abasourdie. Des annonces, des contre-annonces, des démentis, des démentis de démentis font légions chaque fois qu’un représentant de l’exécutif se retrouve face aux médias qui raffolent de scoops et de sensations.
  • Plusieurs démissions enregistrées au sein de l’exécutif et des dissidences nombreuses qui secouent le dispositif preuve que l’entente au sein de la «troïka» (la coalition tripartite au pouvoir dominée par le parti islamiste Ennahdha, Ndlr) est loin d’être cordiale. Rien que sur les dernières semaines, deux conseillers du président et un ministre ont remis leur portefeuille en claquent publiquement la porte. Une motion de censure à été à deux points d’être présentée sans la pression «amicale» exercée sur deux députées pour retirer leurs signatures.
  • La «troïka» est disloquée et deux partis sur les 3 de gouvernement semblent se vider de l’intérieur et fondre comme neige au soleil.
  • Les problèmes sociaux sont loin d’être résolus; les grèves, les sit-in, les revendications, les blocages, l’absence de dialogue social font loi dans le pays. Preuves d’une tenson sociale latente et d’une déception et d’un désenchantement profonds de la population qui a mis tant d’espoirs après les élections d’octobre  et qui se retrouve trahie.
  • La justice n’a pas résolu ses problèmes et n’a pas encore fait sa révolution interne. Elle reste dépendante et soumise et n’a toujours pas commencé à juger les corrompus ennemis du peuple. Une justice injuste est preuve que la page n’est pas encore définitivement tournée, seuls les donneurs d’ordre changent mais les pratiques sont restées identiques à celles de l’ancienne période.
  • Les libertés reculent au fur et à mesure que le pouvoir et ses partisans se sentent secoués. Plusieurs dérives sont enregistrées dans les postes de police. Une police des mœurs digne des pasdarans qui commence à pointer son nez ici et ailleurs. Des témoignages inquiétants d’une police qui utilise la religion pour toucher aux libertés individuelles. Même les plages ne sont plus aussi fréquentées qu’habituellement en ce temps estival par crainte de se retrouver pointé du doigt et même agressé à cause de sa tenue ou de la forme de son maillot. Des artistes se retrouvent brimés, des intellectuels molestés et des doyens traînés injustement en justice.
  • L’indice de la corruption a augmenté de 14% par rapport à la période d’avant les élections selon les rapports des organismes d’observation internationaux. Ce mal qui a gangrené  la Tunisie durant le règne précédent continue de faire des ravages et se répand dans l’absence de contrôle et de justice efficaces. Ce mal devrait constituer une des premières actions de l’exécutif tellement il coûte cher au pays. Selon les études, la corruption a coûté à la Tunisie plus de 3 points de croissance par an. Évaluée en  matière d’emploi, cette croissance perdue à cause de la corruption représente rien que sur la dernière décennie pas moins de 450.000 postes.
  • Concernant l’Assemblée nationale constituante (Anc), la seule institution légitimement élue, il existe un sentiment populaire qu’elle n’avance pas à la vitesse voulue pour rédiger la constitution qui est censée être sa mission principale. Ceci rajouté à la crainte de voir la future constitution refléter  uniquement l’opinion d’un parti unique qui multiplie les questionnements d’une grande partie de la population et amplifie ce sentiment de d’inquiétude.
  • La démission collective des membres du comité indépendant en charge de réformer les médias, et expliquée par le refus du gouvernement d’appliquer ses recommandations, est également un signe de l’absence d’une volonté inébranlable pour de faire de ce secteur un vrai contre-pouvoir, libre et indépendant. Plusieurs journalistes subissent des pressions, des violences et certains se voient même refuser l’entrée à leur lieu de travail dans des médias publics. Il n’y a pas de démocratie sans une presse libre et il n’y a pas de presse libre sans démocratie, c’est dans ce cercle vicieux que nous nous retrouvons encore et ceci n’est pas bon.
  • Aucune date ni processus électoral ne sont à ce jour connue pour permettre de terminer cette seconde phase transitoire post révolution. La création d’une instance indépendante pour préparer les prochaine échéances électorale (présidentielle, législative et même municipale) traîne en longueur et rajoute du flou au flou ambiant. De même et à court terme, même l’organisation, possible selon la petite constitution, d’un référendum populaire pour la constitution ne semble pas être envisagé.

Une majorité sans compétence, sans moyens et sans volonté

Le diagnostic est formel, la majorité actuelle n’a ni la compétence, ni les moyens et ni même la volonté de tirer la Tunisie vers l’idéal que la majorité des Tunisiens souhaitent.


Hamma Hammami, toujours à gauche de la gauche.

Cette majorité à démontré son incapacité à gouverner et à satisfaire les attentes du peuple. Elle s’est retrouvée, démocratiquement, aux manettes par le fait de la combinaison de 3 facteurs essentiels qui lui ont profité et que l’opposition actuelle doit absolument veiller à considérer dans son approche de la période qui commence:

  • une inexpérience des partis de l’opposition dans la pratique électorale démocratique aggravée par le manque de travail sur le terrain et le manque de présence sur le terrain auprès des votants;
  • un système de vote par liste qui favorise les partis organisés au dépens des partis sans assise, sans organisation et sans implantation territoriale;
  • un trop grand nombre de listes et une dispersion des voix qui a été préjudiciable aux résultats finaux.

Pour une «Assise de l’opposition démocratique»

Il est des plus urgents maintenant pour les forces démocratiques et modernistes de tirer les leçons de l’échec, de faire son autocritique et de décréter révolu le temps de l’opposition stérile sans programme et sans propositions concrètes.


Avec l'Appel de la Tunisie, Caïd Essebsi veut brasser large.

Il est grand temps maintenant de se positionner et de préparer les prochaines élections avec ambitions, forces, rassemblement et optimisme. C’est là où résident ses chances et nulle part ailleurs.

J’appelle l’opposition à oublier les égos et à s’organiser pour se positionner comme un parti ou une coalition électorale capable de gagner les prochaines élections. Il faut brasser large toutes les forces qui signent cette charte commune pour se retrouver autour d’un projet alternatif crédible et construit. Une plate-forme minimale qui garantisse la réalisation des objectifs initiaux de la révolution: démocratie, liberté, droit de l’Homme, modernité et développement équitable doit être élaboré au plus vite.

Il ne sert à rien de multiplier les initiatives car trop d’initiatives tuent les initiatives et aggravent encore la dispersion fatale à l’avenir de notre pays et de son peuple.

Ma proposition concrète est que les dirigeants de Nida’ Tounes, du Joumhouri, du Qotb, des autres partis concernés ainsi que les indépendants démocrates se retrouvent lors d’une «Assise de l’opposition démocratique» qui serait organisée par les associations citoyennes comme Doustourna et Kolna Tounes. Le but de ces assises est de convenir d’une plate-forme minimale, d’élaborer une charte commune avec les concessions mutuelles nécessaires et de partir unis ou coalisés pour mener la bataille démocratique qui nous attend.


Ahmed Ibrahim croit encore à son étoile.

Ce projet doit être porté par tous les partis et associations signataires jusqu’aux fins fonds de nos contrés, dans nos foyers, chez nos voisins, auprès de nos amis et de nos collègues, dans nos associations et dans nos cafés.

Seule cette force sera capable de gagner les élections, de regrouper les compétences et constituer un gouvernement resserré. Un gouvernement qui sera en mesure de sortir la Tunisie de l’état végétatif dans lequel la «troïka» l’a mise.

* Ingénieur de l’Ecole des Ponts & Chaussées, ancien vice-président de Gemini Consulting en charge de la Stratégie industrielle, actuellement directeur des systèmes de production et de la Supply Chain d’un groupe industriel mondial.

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