L’auteur relate les péripéties (et les clashs) qui ont marqué la discussion à propos du système politique à adopter par la constitution en cours d’élaboration entre les députés d’Ennahdha et les autres.

Par Selim Ben Abdesselem*


Des nouvelles de l’Assemblée nationale constituante (Anc) avec la poursuite du bras de fer dans la 3e commission constitutionnelle des pouvoirs législatif et exécutif et des relations entre eux («Lejnet essolta ettachriia oua essolta ettanfidhia oual âalaka bainahouma») entre les élus Ennahdha d’un côté et tous les autres en face.

Revenons sur l’origine de ces événements, avant d’aborder les évolutions récentes, puis les dangers que peut représenter cette situation et les portes de sortie envisageables.

Une remarque préliminaire: tout cela se passe sur fond de congrès d’Ennahdha qui commence aujourd’hui et fait suite aux crises successives de la semaine dernière: crise Marzouki/Jebali après l’extradition de Mahmoudi, motion de censure déposée puis annulée du fait du retrait de deux signataires, nouveau cafouillage gouvernemental avec la décision très vite retirée de suppression des passeports pour les ressortissants de l’Uma, ça fait beaucoup !

1– Que s’est-il réellement passé dans la 3ème commission?

Tout a commencé le 3 juillet lorsque le président de la commission, Amor Chétoui (CpR) s’est vu obligé de quitter la salle pour accueillir une délégation étrangère. La présidence revenait alors temporairement au vice-président de la commission, Zied Lâadhari (Ennahdha), mais aucun vote n’avait alors été annoncé ni dans l’ordre du jour de la commission, ni lors du début des débats du jour.

Sans attendre le retour du président CpR et des députés qui étaient momentanément sortis de la salle pour une raison ou une autre (pour l’essentiel autres qu’Ennahdha), le vice-président Ennahdha décide de passer au vote sur la question cruciale du choix du régime politique, estimant que les débats avaient assez duré!! Un détail : tous les élus Ennahdha étaient présents et prêts à voter… Sans pouvoir être affirmatif sur ce point, tout avait l’apparence d’un coup bien préparé au cas où l’occasion se présenterait…

Malgré les protestations des élus non Ennahdha qui refusaient le passage au vote, arguant du fait que tel n’était pas la méthode habituellement appliquée dans les commissions et qu’il ne pouvait y avoir de vote sur une telle question sans requérir la présence de l’ensemble de la commission, le bloc Ennahdha soutient naturellement et avec virulence la décision du vice-président de la commission.

Pris de court, aucun des autres élus présents ne pense à demander une suspension de séance qui est accordée de droit par le règlement intérieur pour se concerter, ce qui aurait peut être permis de rétablir l’équilibre. Ambiance tendue au possible.

Le vote a finalement lieu sur le champ avec le résultat prévisible que l’ont sait favorable à l’option d’un régime parlementaire brut voulu par Ennahdha avec un président de la république élu par le parlement et non directement par le peuple. Or, le fait est que la quasi-totalité des autres partis ou élus indépendants de l’Anc rejettent cette option et soutiennent ce qui pourrait être un régime mixte avec un président élu au suffrage universel direct pouvant jouer un rôle d’arbitre et éviter ainsi une concentration absolue des pouvoirs. La tentative de passage en force d’Ennahdha semble avoir abouti.

Le président de la commission, Amor Chétoui, dénonce alors de manière virulente ce coup de force réalisé en son absence, qu’il qualifie de méthode rappelant l’ancien régime, menaçant même de démissionner. La crise s’accentue mais ce n’est pas là la fin de l’histoire.

2 – Quoi de neuf cette semaine dans la 3e commission ?

Naturellement, tous les projecteurs étaient braqués vers la 3e commission. Les élus de tous bords étaient mobilisés, recevant même le renfort d’élus extérieurs à la commission (le règlement intérieur permet la présence de tout député non membre mais sans possibilité de vote), comme je l’ai fait moi-même afin de prêter main forte à mes amis.

Premier constat: ambiance électrique et suspicieuse où Ennahdha tient bon après sa tentative de coup de force visant à imposer le régime parlementaire comme projet unique de la commission, certains élus Ennahdha coupant quasi-systématiquement la parole à leurs collègues issus d’autres groupes, n’appartenant pas à la commission, contredisant simplement leurs positions ou contestant la légitimité du vote de la semaine précédente. C

Cette tendance s’est d’ailleurs accentuée lorsque le président CpR et le vice-président Ennahdha ont à nouveau été contraints de s’absenter, laissant la présidence de la séance à la rapporteur(e) Ennahdha.

Conclusion : rien de nouveau et poursuite du bras de fer en commission et par presse interposée, dont l’issue ne dépendra peut être que d’une décision prise au sommet par le bureau de l’Anc, voire entre les états majors des différents partis.

Une remarque pour finir sur point: connaissant la discipline existant au sein d’Ennahdha et du sens de la hiérarchie de ses élus, il est très difficilement imaginable qu’ils n’aient pas reçu le feu vert de leur direction pour perpétuer ce bras de fer sans rien céder pour le moment, sans doute pour mieux négocier une sortie à leur avantage plus tard ? Aussi classique que le kidnappeur qui demande une rançon pour rendre l’otage. Mais ici, l’otage c’est… la Tunisie.

3 – Pourquoi ce blocage et cette attitude d’Ennahdha sont-ils dangereux ?

Au-delà du fait qu’un régime parlementaire brut sans élection du président de la république au suffrage direct entraînerait une concentration absolue des pouvoirs entre les mains du chef du gouvernement, qui serait aussi le chef du parti majoritaire au parlement, sans aucun contrepoids institutionnel, la façon dont s’est passée ce vote crée un nouveau précédent lourd d’enseignements sur la volonté d’Ennahdha de passer en force dès que les conditions le lui permettent. Mais c’est surtout ce qui pourrait se passer en séance publique qui est plus inquiétant.

En effet, rappelons qu’en vertu du règlement intérieur de l’Anc, les commissions ne sont pas proprement décisionnaires et n’ont qu’un rôle préparatoire du travail de la séance plénière qui est seule souveraine pour trancher par un vote définitif.

Or, imaginons que le projet des élus Ennahdha se concrétise après leur tentative de passage en force et si, comme ils le réclament, ne serait présenté en séance plénière qu’un seul projet d’architecture institutionnelle basé sur un régime parlementaire brut. Imaginons ensuite qu’en plénière, le vote des 217 députés contredise celui de la commission…

Remarque : mathématiquement, c’est ce qui devrait se passer, vu qu’Ennahdha est quasi seul à défendre le régime parlementaire sans élection du président de la république au suffrage direct.

Résultat : tout le travail accompli par la commission serait alors bon à jeter à la poubelle, en l’obligeant à reprendre son travail à zéro ! Et à retarder encore un peu plus l’adoption de la Constitution…

4 – Quelles portes de sorties peut-on envisager à cette nouvelle crise?

Au moins deux solutions peuvent déjà être envisagées, mais elles supposent, l’une comme l’autre, une volonté partagée de dialogue :

- soit la préparation par la commission de deux projets d’architecture institutionnelle, l’un basé sur le régime parlementaire avec un président de la république élu par le parlement, l’autre basé sur un régime mixte avec un président de la république élu au suffrage universel direct. Ainsi, quel que soit le vote final de la commission, le premier vote en séance plénière sur le choix du régime conduirait à s’orienter vers l’un ou l’autre des deux projets, nonobstant le droit de tout député de présenter un projet alternatif par voix d’amendement. Dans ce cas, le vote litigieux de la commission serait écarté et chaque camp pourrait avancer son propre projet en séance plénière;

- soit la préparation d’un projet consensuel rapprochant ces deux options et visant à assurer une majorité des 2/3 requise en 2e lecture pour l’adoption de la Constitution par l’Anc sans recours au référendum; la solution pourrait alors être trouvée avec un président élu au suffrage universel direct mais avec des pouvoirs réduits dont le plus important serait un droit de dissolution très encadré du parlement et utilisable uniquement pour dénouer une crise institutionnelle. Cette option, qui n’empêche pas la présentation de projets alternatifs par les députés en plénière, serait sans doute la plus efficace pour gagner du temps et éviter de diviser le pays sur une constitution dont l’objet est, par définition, de rassembler le plus grand nombre.

Une remarque importante sur ce dernier point: le référendum prévu à défaut de majorité des 2/3, s’il est pout être, en apparence, le moyen le plus démocratique d’adopter une constitution, pourrait renfermer plus pièges.

En effet, qu’en serait-il si le Constitution adoptée par référendum l’était à juste un peu plus de 50% des voix? Cela signifierait que la moitié des votants l’auraient rejetée et qu’il en résulterait que le pays serait peut être coupé en deux ! Ajoutons aussi aux votants «contre» ce projet, ceux qui n’auraient pas voté (plus de 50% des personnes en âge de voter, le 23 octobre 2011 !) : cela signifierait que cette constitution n’aurait pas la légitimité nécessaire pour être celle de tous les Tunisiens!

En considération de cela, il est donc primordial de tout faire pour rassembler cette majorité des 2/3 en seconde lecture et peut être même d’assurer cette majorité dès la 1ère lecture. Mais cela suppose que l’on sorte de cette logique d’affrontement dont nous avons eu un aperçu inquiétant dans la 3ème commission et dont les conséquences pourraient être lourdes pour la suite du processus d’adoption de la Constitution et peut être même pour l’avenir de la Tunisie.

En attendant la suite, à bientôt !

* Membre de l’Assemblée nationale constituante (Anc) élu sur une liste d’Ettakatol.

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