Que de reproches, insultes, jugements, moqueries, vulgarités, agressions verbales et morales… C’est ce que les «citoyens» tunisiens ne cessent d’échanger entre eux depuis quelques mois. Malaise sur toute la ligne.
Par Feten Mkaouar Meziou*
En réalité, chez nous, tout le monde revendique la tolérance, sauf que chacun exige une forme de tolérance qui ne toucherait pas à ses tendances, aspirations et intérêts personnels, peu importe ceux des autres. Chacun se dit demander que les autres soient tolérants envers lui et ses semblables, chacun se dit être plus tolérant que d’autres, alors qu’il ne fait que mépriser leur conduite et chercher à imposer la sienne. Rares sont ceux qui arrivent à tolérer les pensées, les idées, les attitudes, les comportements, les actions, les réactions ou le style de vie et la tenue vestimentaire des autres, autant qu’ils demandent à ces derniers de tout lui tolérer.
Accepter une belle mosaïque sociale
Jusqu’à présent, plusieurs Tunisiens n’arrivent pas encore à accepter l’idée que la Tunisie est pour nous tous, et non pour un modèle de personnes bien déterminées. Il est, dans ce sens, malheureux de voir sur les réseaux sociaux, des publications, écrites, en images ou audio-visuelles qui insultent et touchent à la dignité et à la liberté personnelle. Je cite les moqueries et abus quant aux tenues vestimentaires, et aux styles de vie. Ces tenues et ces styles sont certes de plus en plus diversifiés en Tunisie, mais, ne font, à mes yeux, que schématiser une belle mosaïque sociale.
Le manque de tolérance apparaît aussi bien de la part de ceux qui se moquent des femmes voilées ou en niqab ou encore des hommes barbus, comme de la part de ceux qui traitent certaines femmes émancipées de «fajirat» (prostituées), mais qui vont aussi jusqu’à les déranger et les agresser verbalement sur les murs de facebook ou dans les lieux publics. Certains étudiants se sont même permis de traiter leurs enseignantes de la sorte, pour la simple raison qu’elles ne sont pas voilées! D’autres personnes refusent et mettent à l’écart certains amis ou parents, pour la simple raison qu’ils sont un peu trop portés sur la religion!
D’un autre côté, et un peu trop portés sur la politique, les Tunisiens adoptent un autre nouveau comportement, à mon avis irrationnel, qui a fait son apparition ces derniers temps. Plusieurs tombent à posteriori dans les mêmes erreurs qu’ils reprochaient aux autres. Je dis «autres», mais ces derniers n’ont rien de si différent à part des pensées, des visions ou des appartenances idéologiques ou politiques. Ceci rentre encore dans le cadre de l’intolérance: on se tolère ce qu’on reproche et on interdit à l’autre et vice versa!
A ce propos, un exemple me revient: pas plus qu’une année en arrière, certains reprochaient à leurs concitoyens des moqueries, des diffamations et des insultes lancées contre leur leader Rached Ghannouchi, et touchant à son image dans la société tunisienne. Ces reproches étaient adossés à des valeurs nobles de respect de l’autre, de tolérance, de liberté de pensée, de pardon, etc. Mais, ironie du sort, nous voyons aujourd’hui ces mêmes personnes insulter et se moquer de Béji Caid Essebsi, et fouiller dans son histoire en quête d’éléments qui nuiraient à son image, laissant de côté tous les conseils et toutes les directives basés sur les valeurs nobles de l’islam qu’ils prônaient pour reprocher les mêmes insultes lancées, une année plus tôt, contre Rached Ghanouchi.
Disparités illusoires et querelles sans issues
Chez nous aussi, et depuis la révolution, certains termes se répètent partout et par tous: démocratie, liberté, dignité… mais a-ton compris les sens de ces mots? Les Tunisiens savent-ils exercer et respecter le jeu de la démocratie? Acceptent-ils que les autres aient le droit à la même liberté et dignité qu’eux? Sont-ils capables de s’arrêter de parler et d’agir librement lorsque leurs paroles et actes touchent à la liberté et à la dignité des autres? Comprennent-ils vraiment le sens du mot dignité?
Savent-ils, alors, qu’une simple moquerie ou blague, usant d’un lexique agressif et vulgaire, pour s’amuser ou pour juger et critiquer ceux qui sont différents, pourrait toucher énormément à la dignité humaine?
Dans les deux «clans», l’incompréhension de ces termes, nouveaux pour les Tunisiens, est parfaitement propagée, ce qui enfonce la société tunisienne dans plus de «disparités illusoires» et de querelles sans issues, qui devraient être évitées, car d’un effet nocif sur les niveaux de civisme et de développement humain et social.
Dans notre nouvelle «démocratie à la tunisienne», certains se croient avoir tous les droits de revendiquer, de dénoncer, de refuser, de manifester, non pour la démocratie durable et constructive, mais plutôt, pour changer le modèle de la société tunisienne, caractérisée par une hétérogénéité historique, en un autre qui lui semble plus convenable.
C’est dans ce sens que, au nom de la nouvelle liberté, des personnes cherchent à instaurer un modèle radical extrémiste en luttant contre les libertés comportementales, vestimentaires, et en essayant d’imposer des barrières devant l’émancipation des activités culturelles, existantes depuis des siècles, dans toutes les civilisations arabo-musulmanes.
C’est dans ce même cadre aussi, et toujours au nom de la liberté, que ceux qui tirent vers l’autre extrémité cherchent à instaurer de nouvelles règles et lois, et à légitimer certains comportements pervers, qui sont bien étranges et incompatibles avec notre culture «musulmane tolérante et modérée».
Dans les deux cas, pour les uns comme pour les autres, et sous le chapeau de la démocratie et de la liberté, ceux qui attaquent un conservateur, verbalement ou par les regards, sont incapables de percevoir les effets de leurs actes sur eux-mêmes, sur un ami, une sœur, un collègue, une parente… sinon, ils auraient révisé leur position!!
Essayer d’oublier le «moi» dans le «nous»
Et ceux qui traitent les non pratiquants de l’islam ou les «pratiquants partiels» de «koffar» (mécréants), ne s’aperçoivent-ils pas qu’ils tombent dans une auto-contradiction? N’est-il pas «7aram» (illicite) de traiter un autre musulman de «kafer» (mécréant) et de juger, subjectivement et injustement, les autres, pour leur apparence ou leur différence? N’admettent-ils pas, comme nous l’a appris notre prophète, que nul n’a le droit d’imposer la pratique de l’islam à l’autre par la force?
Dans tout ce malaise social, la question qui se pose aujourd’hui est la suivante : serait-ce les prémisses d’un nouveau système de valeurs, ou le fardeau d’un lourd héritage cultuel du temps de Zaba?
A mon sens, et quelle que soit l’explication qu’on pourrait donner, tous ces maux sociaux, toutes ces maladresses humaines et tout ce malaise constaté et ressenti dans la société tunisienne est dû essentiellement à un trait de caractère humain, semble-t-il, commun en Tunisie: l’égoïsme.
Aujourd’hui, notre société civile est imprégnée par un égo poussant les uns et les autres à refuser l’idée de l’acceptation de la différence, de la cohabitation et du respect des différences.
De toutes les manières, ceci n’est pas du tout bizarre, si des hommes politiques, sensés être patriotes et voués à servir les intérêts de la nation, n’arrivent pas encore à se débarrasser de leur égo pour essayer d’oublier leur «moi» dans le «nous».
* Enseignante universitaire.