L’auteur explique pourquoi il a refusé de répondre à l’invitation de l’ambassade de Tunisie en France de prendre part à une rencontre du président Marzouki avec les acteurs de la société civile tunisienne en France.

Par Abdelatif Ben Salem


Les services de l’ambassade de Tunisie à Paris viennent de me convier, en ma qualité d’acteur de la société civile en France, à une rencontre avec le président de la république provisoire Moncef Marzouki à l’occasion de la visite officielle qu’il effectue en France du 17 au 19 juillet 2012.

Etant critique par rapport à la tournure prise par les événements dans mon pays depuis l’accession au pouvoir de la coalition tripartite dominée par le parti islamiste Ennahdha, j’ai pris, sans hésiter la décision de décliner l’invitation. Tout en adressant, comme le veut l’usage mes vifs remerciements aux services diplomatiques pour leur attention bienveillante à mon égard, je tiens à expliciter, de la manière la plus brève, les raisons qui m’ont conduit à prendre une telle décision.

Guerre totale contre la société tunisienne

J’avais certes le choix entre faire acte de présence dans une rencontre mondaine, annoncée comme une représentation théâtrale où les convives feraient office de spectateurs passifs, et m’aliéner donc le droit et surtout le devoir de m’exprimer, ou rester chez moi et me murer dans le silence. Dans un cas comme dans l’autre le résultat sera le même. Mais comme «les absents ont toujours tort» et que cette démarche est loin d’être en symbiose avec le sens de mon engagement, j’ai décidé de transmettre, par le biais de cette publication, ces mots griffonnés à la hâte.

Certes, les tempêtes politiques successives qui se sont abattues sur notre pays après la révolution de la dignité et de la liberté, et les mouvements protestataires ininterrompus qui ont parfois pris l’allure de mouvements quasiment insurrectionnels, n’étaient pas imprévisibles parce qu’elles s’expliquent par l’état de délabrement général au sortir de 60 ans de dictature. Mais il est vrai également qu’au lendemain de la victoire du parti islamiste aux élections du 23 octobre, contrairement aux discours lénifiants et aux préjugés favorables d’une frange de l’opposition ayant fait – à tort – de l’alliance politique avec Ennahdha un véritable acte de foi, ce parti ainsi que les satellites qui gravitent autour, tels que salafistes de tout poil, takfiri(s), jihadistes, Hizb Ettahrir, malgré leurs apparentes divergences, ont déclenché en synchronie totale une guerre totale contre la société tunisienne, au nom de l’une des plus grandes mystification du siècle, à savoir la défense des valeurs et de l’identité arabo-musulmans, dans un pays arabe et musulman vieux de quinze siècle.

Les miliciens d’Ennahdha, agents d’un Etat parallèle

Du jour au lendemain, de modèle de libération de la tyrannie pour le reste du monde, la révolution anti-despotique du 14 janvier tourne véritablement au cauchemar. Comme en pays conquis, les miliciens d’Ennahdha prennent en effet possession des rues et se comportent comme les agents d’un Etat parallèle, des armées des partisans de Ben Laden bivouaquent par milliers en plein centre ville de Kairouan, spectacle de sport de combats offert gratuitement. Des groupes des barbus chauffés à blanc organisent, entre deux accueils imposants à quelques prédicateurs sortis d’un autre âge, des expéditions punitives ciblées, tour à tour contre les artistes, les étudiants, les intellectuels, les journalistes, les femmes, les jeunes révolutionnaires, les travailleurs, les clients des cafés-bars, les chômeurs, les grévistes, les syndicalistes, les blessées de la révolution et les familles des martyrs, les militants des formations de gauche, et même contre des hauts responsables de l’opposition nationale, députés à l’Assemblée nationale constituante (Anc) de surcroît.

Les Tunisiens et les Tunisiennes se sont réveillés donc un beau matin pour découvrir, médusés, que leur pays est devenu un champ d’expérimentation pour prosélytes brutaux d’un wahhabisme triomphant estampillé qatari. Que le Qatar est co-auteur de notre révolution selon les propres déclarations de Rached Ghannouchi, et que peut-être les cadastres de notre pays sont mieux entretenus à Doha qu’à Tunis. Qu’Ennahdha n’est pas un parti politique banal mais une espèce de tête de pont ou de cheval de Troie chargé de pulvériser les défenses du pays, d’en retourner les fondations historiques, de transformer l’idiosyncrasie de son peuple, et d’arrimer sa réalité historique – peu importe par la contrainte ou par la voie démocratique – à une autre réalité spatialement inexistante et temporellement achronique, et qui n’existe que chez ceux-là même qui ont choisi de s’emmurer dans cette prison mentale qu’on appelle nostalgie théologique.

Tout ceci s’est passé et cela se passe à un jet de pierre du palais de Carthage, hanté pour quelques mois encore par le Dr. Moncef Marzouki, propulsé, par la Volonté de Dieu et par la grâce de Rached Ghannouchi, président provisoire de la république tunisienne  sans la moindre prérogative, exceptée celle de déclarer la guerre et de signer la paix, comme le personnage principal dans le roman du Guatémaltèque Miguel Angel Asturias Señor Presidente.

 

De g. à d. Tahar Labidi (col blanc) Abdelatif Ben Salem, Moncef Marzouki, Riadh Bettaieb et Khemaies Ksila. Paris, avril 2008.

Un processus d’iranisation déjà avancé

Moncef Marzouki a accepté, malgré les mises en garde de l’opposition patriotique, d’endosser le rôle d’un président sans réels pouvoirs, bon pour inaugurer les chrysanthèmes, comme disent nos voisins du nord. Tandis que les Frères musulmans se taillaient la part du lion de l’essentiel des ministères de souveraineté et règnent sans partage sur l’Assemblée constituante.

Pour tuer le temps, le président provisoire enchaîne les conférences et les séminaires dans la salle d’apparat du palais – évidemment accessibles uniquement aux amis du chef du cabinet présidentiel – ou bien s’ingénie à expliquer à qui veut l’entendre qu’il a réussi à démocratiser l’islam politique en Tunisie. Pour gagner l’estime des ses bienfaiteurs, il n’hésite même pas à affirmer, comme lors de sa récente visite au Caire, que la «révolution tunisienne est une révolution muhammadique» qui s’inscrit dans le droit fil de l’éveil arabe à l’islam sous l’impulsion de Muhammad Messager de Dieu au VIIe siècle!

Pendant ce temps, la presse étrangère parle de processus d’iranisation en Tunisie.

Après neuf mois de gouvernement de la coalition tripartite, la confiance dans l’Etat est fissurée par l’absence du respect des institutions de la république et leur fonctionnement régulier, par le déséquilibre entre les trois pouvoirs et en particulier par le manque de respect de l’indépendance du pouvoir judiciaire, tous imputables à l’institution de la présidence de la république qui en doit être, quoi qu’il advienne, la garante.

Les mensonges, la trahison des idéaux de la révolution, l’incompétence et l’absence de volonté pour trouver des remèdes à nos problèmes, installent le pays dans une crise politique, économique et morale durable et risquent de préparer à court terme le terrain à des nouveaux projets d’asservissement aussi dangereux encore que ceux que les Tunisiens viennent de balayer.

Article du même auteur dans Kapitalis :

Juan Goytisolo et la Tunisie

* - Les titre et intertitres sont de la rédaction.