Le verdict est vite tombé: Moody’s a très mal pris la décision de la «troïka» de congédier Mustapha Kamel Nabli. Cette décision risque de «porter atteinte à la stabilité macro-économique», affirme Moody’s

Par Moncef  Dhambri


Moins d’une semaine après la mise à la porte du gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (Bct) par l’Assemblée nationale constituante (Anc), l’agence de notation américaine, tant crainte et tant courtisée de part le monde, fait connaître sa désapprobation de ce geste.

L’indépendance de la Banque centrale en danger

Voici les termes de Moody’s Investor Services qui ont filtré, dans la nuit de lundi à mardi, et qui sont cités par le quotidien canadien The Globe & Mail: «Nous interprétons la décision de démettre M. Nabli de sa fonction comme étant une intervention du gouvernement (tunisien) dans le secteur financier et bancaire, ce qui est de nature à saper l’indépendance de la Banque centrale de Tunisie et, du coup, porter atteinte à la stabilité macro-économique» du pays.

C’est clair et sans appel: les perspectives de crédit de la Tunisie, à la suite de la mise à l’écart de M. Nabli, ne sont pas resplendissantes. Les analystes experts nous fourniront les détails précis de ce qui attend l’économie de notre pays. Pour notre part, nous pouvons d’ores et déjà imaginer quelques unes des réactions de la coalition gouvernementale.

Tout d’abord, lorsque ceux qui nous gouvernent découvriront les réserves qu’exprime Moody’s face au renvoi de M. Nabli, ils paniqueront d’apprendre que la Tunisie révolutionnaire «n’est pas le bon élève» de la finance mondiale. Et, pris de peur, ils feront d’autres erreurs de novices de la gestion des affaires de notre pays.

Ils pourraient «se refiler la patate chaude» de leur gaffe en s’accusant les uns les autres d’avoir décidé de mettre au chômage M. Nabli. L’on entendrait alors fuser de toute part: «Ce n’est pas moi, c’est lui!» Cette réaction ne sera sans doute pas la première ou immédiate. Tout est une affaire de timing. Je m’explique: à plus de huit mois des premières élections post-transition, il serait peut-être malvenu d’avouer que l’alliance gouvernementale n’était qu’une farce. Par souci de sauvetage de face, les membres de la «troïka» continueront de nier que leur coalition tripartite était factice. Ensuite, à  un ou deux mois du scrutin législatif du printemps prochain, la donne changera et l’on nous avouera alors que la «troïka» était un coup d’essai…

Bientôt le «chacun pour soi et Allah pour tous»

Chacun des Ennahdha, Ettakatol et CpR aura, à la veille des élections de mars ou avril 2013, à cœur de se positionner séparément sur l’échiquier de la politique politicienne pour sauver sa mise électorale. Le «chacun pour soi et Allah pour tous» déliera les langues et l’on saura qui au juste des trois alliés a poussé ses autres partenaires à l’erreur.

La «troïka» pourra plutôt dans l’immédiat, individuellement et en groupe uni, s’échiner à expliquer que l’esprit d’équipe – de leur alliance contre nature ! – et dicta à ses membres de soutenir la décision du locataire du Palais de Carthage. Elle se gargarisera de concepts aussi insipides que «consensus», «entente parfaite» et «prise de décisions collégiale», etc., pour justifier le faux pas impardonnable de la mise à la porte de M. Nabli.

Face à l’erreur la plus monumentale qu’elle ait pu faire, la coalition gouvernementale n’admettra pas qu’elle a tout simplement cédé aux caprices d’une présidence de la république en mal de prérogatives. Elle ne reconnaîtra jamais que le départ de M. Nabli était tout simplement la contrepartie de l’extradition de l’ex-Premier ministre libyen Baghdadi Mahmoudi. Bref, un «donnant-donnant» de petits enfants.

Moody’s explique également que la mise à l’écart de Mustapha Kamel Nabli  «nuit sérieusement à la crédibilité de la Bct» et «déstabilisera sans doute encore plus les investisseurs qui ont été déjà très frileux depuis le début de la révolution». Il faut donc comprendre que si, jusqu’ici, les investissements ne se sont pas bousculés au portillon Tunisie, par la faute du renvoi du gouverneur de la Bct, les hommes d’affaires étrangers s’aventureront encore moins dans notre pays.

Incertitude au sujet de la politique monétaire

La «troïka» aura tout le mal du monde à contrecarrer l’analyse de Moody’s selon laquelle le licenciement de M. Nabli génère automatiquement une grande incertitude au sujet de la politique monétaire de la Tunisie car, d’après l’agence de notation, l’homme congédié a su garder l’inflation sous un contrôle serré et les taux d’intérêts et d’échanges à un niveau régulier, même à des moments où la révolution tunisienne devenait une folie furieuse à travers tout le pays. Moody’s reconnait aussi à M. Nabli le mérite d’avoir su à maintenir les banques tunisiennes à flot.

A présent, l’agence de notation américaine de conclure: «tout cela est dangereusement compromis». Elle insiste également qu’à un moment où l’économie tunisienne est fragile et où le pays poursuit sa construction démocratique, le remplacement du gouverneur de la Bct, après de longues semaines de tension politique au sein de la «troïka», peut envoyer le mauvais signal aux partenaires de la Tunisie. Calmement, Moody’s explique que le très probable remplaçant, Chedly Ayari, aura certainement besoin de beaucoup de temps pour «se familiariser avec tous les dossiers brûlants auxquels le pays est confronté et pour prendre les bonnes décisions».

The Globe & Mail, lui, se contente de décocher une simple flèche en rappelant le riche CV de Mustapha Kamel Nabli (sa carrière d’économiste à la Banque mondiale et le prix de meilleur gouverneur africain de banque centrale que lui a décerné le magazine African Banker, en mai dernier).

Mise à mal par ces verdicts acerbes, la «troïka» se laisserait tenter par un chauvinisme primaire ou un nationalisme à fleur de peau et pourrait riposter en dénonçant «le diktat de Moody’s» ou «l’impérialisme américain».

Cette attitude confirmerait, si l’alliance gouvernementale venait à l’adopter, un certain manque de responsabilité, une fuite en avant qui ne s’embarrasse pas d’une bonne dose de populisme. En effet, c’est ce type de discours, auprès d’une certaine catégorie de l’électorat tunisien, qui pourra faire avaler la pilule que s’il y a échec, s’il y a crise, c’est ailleurs, chez l’autre, qu’il faut trouver l’explication. N’a-t-on pas entendu à plusieurs reprises, depuis les élections du 23 octobre 2011, ces accusations trop faciles: «ils nous ont laissé de très legs lourds» ou «ils nous mettent le bâton dans les roues»? Dans le jargon des rugbymen, cela s’appelle «botter en touche».

Cependant, la réalité, elle, reste là toute entière, obstinée et défiante: une révolution déçue, une démocratisation aux ailes coupées, une économie qui ne prend pas son envol, des espoirs de mieux-vivre tardant à se réaliser, etc. Tant de désenchantements, tant de frustrations.