Cet article présente le contenu d’une intervention de l’auteur dans le cadre du Tunisia Investment Forum (14-15 juin 2012 à Tunis). Il y développe des éléments pour une réorientation de la stratégie tunisienne en matière d’attraction des investissements directs étrangers (Ide).

Par Hichem Jouaber*


Si je publie cet ce texte c’est pour:

- partager avec les lecteurs mes points de vue et lancer un débat que j’espère enrichissant;

- essayer, dans le cadre d’une opposition constructive, d’en convaincre les décideurs actuels du pays pour qu’ils s’en inspirent et rectifient ainsi le tir;

- le mettre également à la disposition des partis politiques de l’opposition pour alimenter leur réflexion dans l’élaboration de leurs programmes économiques.

Pourquoi une stratégie de rupture est elle nécessaire?

L’histoire des civilisations nous montre que les changements les plus importants sont ceux qui sont générés suite à une rupture franche. Les progrès continus ou ce que l’on nomme généralement «l’approche Kaizen» est possible mais ses effets s’inscrivent dans une progression lente souvent incompatible avec l’urgence du moment.

Une stratégie de rupture a pour objectifs de créer une nouvelle façon de faire, de trouver un nouveau terrain de jeu aussi peu concurrentiel et conventionnel que possible.

Contrairement à la pensée stratégique conventionnelle basée sur le dominant leader et les suiveurs (Cf. Porter) où l’enjeu réside dans la conservation des acquis et des avantages concurrentiels, une stratégie de rupture se base sur une volonté de changement et de déséquilibre vers l’avant quitte à modifier radicalement l’organisation et les pratiques habituelles.

Afin d’illustrer mes propos, prenons un exemple volontairement choisi loin du domaine de l’économie et de la stratégie industrielle mais qui illustre parfaitement ce qu’est la stratégie de rupture. Il s’agit de la discipline olympique du saut en hauteur. La technique pour sauter, telle que pratiquée jusqu’à 1968, consiste à réaliser un saut dit «en ciseau» où l’athlète saute en élevant la première jambe, et quand il est passé, il élève l’autre, en retombant.

Cette technique jadis utilisée par tous les athlètes a permis une progression lente du record mondial qui a mis 56 ans pour passer de 2m en 1912 à 2,29m en 1968.

En 1968, un athlète du nom de Fosbury a appliqué une stratégie de rupture dans la technique du saut et a inventé le «Fosbury flop» ou le «rouleau dorsal».

Fosbury flop

Le sauteur prend une prise d’élan courbe pour arriver parallèle à la barre. Il prend son impulsion avec le pied le plus éloigné de la barre tout en élevant la jambe libre. La rotation a lieu naturellement et l’athlète se retrouve dos à la barre. Il enroule ensuite celle-ci et retombe sur l’aire de réception sur les épaules.

Cette technique, complètement différente, a marqué une rupture stratégique de la discipline et lui a permis d’atteindre le record de 2,45m en 1993. Elle est aujourd’hui pratiquée par 100% des sauteurs… en attendant qu’un autre athlète conçoive et réalise une autre technique de rupture pour la discipline.

Cet exemple n’a pour but que d’illustrer les propos qui suivent concernant la stratégie de rupture que j’imagine pour la Tunisie post-révolution afin de lui permettre d’attirer les investisseurs directs étrangers (Ide).

Quelle stratégie de rupture pour attirer les Ide en Tunisie?

La stratégie que je préconise est issue de ma propre expérience en tant qu’ancien  consultant en stratégie de développement pour le compte de gouvernements (Roumanie, Pologne…) dans le cadre de leur programme de passage à l’économie de marché ainsi que pour le compte de plusieurs groupes industriels mondiaux.

Trois orientations principales composent cette stratégie de rupture :

- la  locomotive;

- la focalisation laser;

- la maximisation de la valeur ajoutée et de l’intensité capitalistique.

La première de ces orientations est ce qu’on peut illustrer par l’affirmation: «C’est la locomotive qui tire les wagons».

L’écosystème de toute industrie est composé de locomotives qui adressent le client consommateur final et de wagons que constitue le premier cercle de fournisseurs (dit de rang 1). Chaque fournisseur de rang 1 est aussi entouré de fournisseurs de rang 2 et ainsi de suite jusqu’aux fournisseurs de matière première de base.

Compte tenu de cette imbrication et de ces interactions, chaque industriel de rang N essaye de développer ses fournisseurs immédiats de rang N+1 et de les attirer à proximité de lui dans une logique d’optimisation, de réactivité et de réduction de coût. Le fait d’attirer une locomotive à s’installer en Tunisie aura pour conséquence positive et quasi-automatique d’attirer ou de développer ses wagons et ce pour le bien de notre économie.

Prenons l’industrie de l’automobile comme exemple d’illustration de cette orientation stratégique. La quasi-majorité de nos entreprises qui œuvrent dans ce secteur sont de rang 2, 3 et plus. Il y a quelques rang 1 en Tunisie mais ils se comptent sur les doigts d’une main. Vous pouvez facilement imaginer quel serait l’impact sur le développement des wagons qui lui sont associés si l’on arrivait à convaincre  un constructeur automobile d’implanter une vraie usine d’assemblage en Tunisie.

La comparaison avec le Maroc est édifiante sur ce sujet. Il y a quelques années, l’industrie automobile de ce pays était loin derrière celle de la Tunisie. Par la mise en place de cette stratégie, ils sont aujourd’hui en passe de nous dépasser grâce à l’excellent travail qu’ils ont fait pour convaincre Renault d’installer une importante usine d’assemblage sur leur territoire. A ce jour et avant que cette unité n’entre en production, pas moins de 12 fournisseurs de rang 1 sont en train de s’y installer et vont également attirer ou développer leurs propres fournisseurs sur place, poussés par la nécessité imposée par les constructeur d’être en juste à temps. C’est la même stratégie qui a été déployée en Slovénie et en Turquie.

Cet exemple de l’automobile est facilement transposable pour d’autres industries comme l’aéronautique, l’électronique grand public, la téléphonie, les jouets, la mécanique, ainsi que d’autre d’autres secteurs.

Nous devons donc focaliser et concentrer les efforts gouvernementaux et nos moyens publics pour attirer les locomotives, le reste ne pourra que suivre et ou se développer localement.

La seconde orientation est celle qualifiée de « stratégie du rayon laser».

L’image du rayon laser est utilisée pour illustrer cette orientation, dans la mesure où ses caractéristiques essentielles sont la très faible dispersion, la puissance et la précision. Nous devons appliquer ce principe  aux critères de sélection des cibles d’entreprises à attirer.

Il est plus rentable de concentrer les aides gouvernementales à l’industrie sur un nombre limité de sous-segments du secteur industriel voire même sur des entreprises bien précises à haut potentiel de croissance, de rayonnement et d’emploi.

Il est inutile de dédier des aides publiques de n’importe quelque nature que ce soit (en dehors des mesures générales) à des entreprises qui n’ont aucune chance  de survivre dans leurs contexte soit national soit international. Un ciblage cohérent prenant en compte notre vision et nos atouts permettra un rendement optimal de ces moyens d’aide et permettra aux entreprises sélectionnées de disposer unitairement de plus de moyens pour mener leur développement jusqu’au bout avec une vitesse accrue. C’est ainsi que nous arriverons à développer des fers de lance et à créer des locomotives tunisiennes qui, à leur tour, tireront d’autres wagons.

En particulier, les secteurs et entreprise automobiles, électronique grand public,  industrie pharmaceutiques doivent être au cœur de cible de notre recherche. Nos plans d’action doivent être revus en conséquence pour éviter ainsi tout gaspillage généré par une politique de saupoudrage tous azimuts des rares ressources disponibles.

La 3e orientation est celle que l’on peut qualifier de «stratégie de maximisation de la valeur ajoutée générée sur place».

L’histoire des mutations industrielles nous démontre que les industries à faible valeur ajoutée sont des industries qui ne se fixent pas sur un territoire donné et qui se délocalisent facilement là où les coûts de mains d’œuvre deviennent moins chers. En plus, ces activités présentent une très faible intensité capitalistique et ne sont pas généralement génératrices d’emplois de haut niveau de qualification.

C’est ainsi que nous avons vu l’industrie du textile par exemple se délocaliser depuis l’Europe, vers l’Afrique du nord, de là vers la Chine et maintenant de la Chine vers la Malaisie, toujours à la recherche du moindre coût de la main d’œuvre.

Ainsi, plusieurs entreprises de l’aval de la chaîne de valeur textile ont bien profité de ses incitations pour ensuite se délocaliser, dès la fin de ces aides, vers d’autres cieux, contribuant ainsi à la montée du chômage en Tunisie.

Le fait d’accorder des aides et des incitations à des entreprises étrangères sans tenir compte ni de leur intensité capitalistique sur place ni de la part de la valeur ajoutée générée sur place est à mon sens une erreur et conduit à terme à un gâchis des moyens publics.

Hichem Jouaber s'adressant aux participants du Tunisia Investment Forum.

Ce système avait conduit dans certain cas à des aberrations qui méritent d’être citées pour servir d’exemple. C’est notamment le cas d’une société de textile qui a installé une unité pour réaliser en Tunisie uniquement ses opérations de contrôle qualité visuel et systématique de sa production faite quelque part en Europe. Les produits arrivaient en conteneurs vers l’unité, des employées  à bas coût et sans qualification effectuent ce contrôle visuel et les produits ainsi contrôlés conformes repartent dans les mêmes conteneurs en Europe pour les opérations de conditionnement. Cette entreprise n’a eu à faire aucun investissement capitalistique sur place, a réduit son coût de contrôle qualité par dix, a profité des déductions fiscales liées à son statut, et le tout sans créer de valeur ajoutée sur place. Cette entreprise à fini par trouver moins cher ailleurs laissant à la Tunisie des chômeurs et les coûts sociaux qui en découlent.

Il est des plus urgent que les programmes gouvernementaux d’attraction des Ide favorisent en premier chef les industries ayant une importante intensité capitalistique, génératrices de forte valeur ajoutée et donc susceptibles d’employer,  par voie de conséquence, une bonne part de personnel diplômé et qualifié.

L’obligation d’associer ces incitations à l’obligation de mettre en place un centre de recherche et de développement serait également une condition à envisager sérieusement notamment lors des renouvellements des aides accordées.

Dans la seconde partie de cet article, je vais décrire les critères nécessaires pour réussir cette stratégie et donner ma vision sur ce que devrait faire la Tunisie pour les satisfaire.

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Demain: Vers une stratégie de rupture pour attirer les investissements étrangers en Tunisie (2-2)

* Ingénieur de l’Ecole des Ponts & Chaussées, ancien vice-président de Gemini Consulting en charge de la Stratégie industrielle, actuellement directeur des systèmes de production et de la Supply Chain d’un groupe industriel mondial.