Dans la seconde partie de cet article*, l’auteur décrit les critères nécessaires pour réussir la stratégie de rupture qu’il préconise pour l’industrie tunisienne et donne sa vision sur ce que devrait faire la Tunisie pour les satisfaire.
Par Hichem Jouaber*
Quelles sont les conditions pour appliquer cette stratégie?
Pour réussir la stratégie de rupture dans l’industrie, le meilleur moyen est de prendre la place d’un investisseur direct étranger et d’examiner avec ses propres yeux les critères qu’il utilise pour décider de la localisation de son investissement prévue.
Six familles de critères sont généralement utilisées pour confirmer le choix de localisation pour un Ide :
1- la proximité de la clientèle;
2- la confiance dans les entreprises définit les conditions et les règles ;
3-le niveau de développement des infrastructures du pays;
4- le niveau de compétence et de disponibilité de la main d’œuvre;
5- la capacité d’approvisionnement sur le marché local;
6- coûts et incitations.
Les six familles de critères.
La proximité du marché apparaît en tête de liste des critères de choix de localisation pour une industrie exportatrice et à forte valeur ajoutée générée.
Il est à noter que ce critère est devenu essentiel pour de nombreuses industries, dans la mesure où le business model repose de plus en plus sur la réactivité, le raccourcissement des délais et l’augmentation du taux de service. Le juste à temps est devenu une composante essentielle du modèle industriel à forte valeur ajoutée car il permet à l’entreprise de minimiser les besoins de fond de roulement en finançant le minimum de stocks et d’encours surtout dans la période où le cash est devenu roi et où l’argent est cher.
La Tunisie doit jouer sa carte de proximité de l’un des plus gros marchés mondiaux: l’Europe. La Tunisie est à 24 heures de bateau de Marseille alors qu’un porte-conteneurs mettra entre 7 et 9 semaines pour venir de Shanghai à cette ville. Si un délai d’acheminement de 9 semaines peut être acceptable pour le textile, les jouets ou les chaussures, il n’est absolument pas compatible avec les attentes du marché quand il s’agit de composants et de sous-ensemble électroniques, de produits pharmaceutiques, d’automobiles ou d’électronique grand public.
Ce qui doit nous conduire à être extrêmement sélectifs pour attirer les bonnes industries et éviter ainsi de partir tous azimuts et encore moins de dilapider les faibles moyens que l’on sera en mesure de mettre en place pour les inciter à venir en Tunisie.
L’environnement général du pays hôte est au cœur des critères de choix.
Ce critère traduit la garantie que cherche à obtenir une entreprise de ce type pour s’assurer des conditions nécessaires à la continuité de son activité au long court, pour protéger ses biens et pour pouvoir évoluer dans un contexte sain pour ces affaires.
Il s’agit pour la Tunisie d’apporter des gages de stabilité et de démocratie, de démontrer que les risques de conflits internes ou externes sont minimes, d’obtenir auprès des organismes d’assurance et de protection contre les risques de bonnes notes de stabilité.
Ce critère englobe également les volets relatifs à la protection de la propriété intellectuelle, à l’existence de dispositifs opérants de lutte contre la contrefaçon, au strict respect de l’éthique des affaires ainsi que le respect des conventions garantissant l’application du droit des affaires et de recours aux juridictions nationales et internationales en cas de besoin.
Il couvre également les aspects liés à l’existence et à l’application de dispositifs juridiques relatifs au droit du travail et au respect des normes environnementales.
La Tunisie dispose d’une bonne partie de cet arsenal juridique et réglementaire, un vrai travail de mise en place est nécessaire en particulier en ce qui concerne la protection de la propriété intellectuelle, la lutte contre la contrefaçon, la protection internationales des brevets et la lutte contre la corruption.
L’assainissement du climat des affaires est une nécessité absolue; sans elle aucune industrie qui compte et qui nous intéresse ne prendra le risque de venir s’implanter chez nous. Ce n’est qu’en prenant des engagements dans ce sens que la confiance des investisseurs visés pourra être établie.
La dégradation de la note d’investissement de la Tunisie est une très mauvaise nouvelle car il n y a pas plus peureux au monde qu’un investisseur surtout quand il voit ses investissement relégué au rang d’investissement spéculatif.
L’infrastructure industrielle et logistique est l’épine dorsale sur laquelle repose tout développement de l’attraction des Ide à forte valeur ajoutée.
Il est d’une évidence absolue que si nous souhaitons attirer des Ide de ce calibre, il va falloir doter la Tunisie d’une infrastructure digne de ce nom. Le terme infrastructure n’englobe pas uniquement les zones industrielles aménagées ici ou là. Ceci englobe la mise en place de zones logistiques à proximité des principaux nœuds de transport dotés des moyens modernes de stockage et de manutention.
L’infrastructure, c’est également des ports aménagés capables d’absorber les flux et où le transit des marchandises à l’entrée et à la sortie est extrêmement fluide et efficace, des autoroutes pour permettre la circulation des biens en toute vitesse et en toute sécurité, des aéroports et des plateformes de fret aérien, des transporteurs routiers et des chemins de fer restructurés, massifiés et respectant les normes internationales.
L’infrastructure couvre également la télécommunication et la circulation des informations entre l’entreprise, ses fournisseurs et ses clients.
L’infrastructure industrielle et logistique de la Tunisie souffre actuellement de graves manquements et d’un déséquilibre régional qui nuit à notre potentiel non seulement d’attraction des Ide mais également au développement de notre industrie nationale.
Un plan d’envergure doit être entrepris dès maintenant pour pallier ce manque. Ce plan doit être cohérant disposant d’un consensus national qui dépasse les mandats électoraux et qui soit porté par une entité extérieure à la politique.
Parmi les idées que l’on peut suggérer, figurent en particulier:
- la densification du réseau d’autoroute pour permettre de relier les grandes villes de l’ouest, du sud, de centre, de l’est et du nord avec un port maritime de marchandise à moins de 3 heures de route;
- l’agrandissement des ports de marchandise de Rades, Sfax, Gabès et Zarzis, des zones de fret correspondantes et la mise en place de lignes quotidiennes de transport maritime entre un port du nord, un port du centre et un port du sud vers les principaux ports européens (Marseille, Dunkerque, Anvers, Amsterdam);
Hichem Jouaber.
- la mise en place de zones logistiques aménagées à proximité des autoroutes pour permettre la construction de plateformes privées pour le stockage et le cross-docking;
- la transformation de tout ou partie de l’aéroport d’Enfida en plateforme de transport de fret aérien et le doter de l’infrastructure nécessaire.
L’idéal sur ce point serait de convaincre un opérateur mondial de type DHL ou Fedex par exemple d’en faire un hub international pour son activité internationale servant de lien entre le Moyen-Orient, l’Afrique, l’Europe et les Amériques (une sorte de hub pour la route sud-sud pour le fret aérien mondial). Ceci passera certainement par la nécessité d’ouvrir le ciel tunisien ce qui me semble également bénéfique pour le tourisme même si la compagnie aérienne nationale risque d’en pâtir lourdement;
- concernant le transport routier, il s’agit de restructurer ce secteur, très morcelé aujourd’hui, pour faire émerger de grands acteurs nationaux et internationaux. La mise en place d’une charte qualité pour le transport qui combine le service, la sécurité, l’environnement et les conditions de travail des routiers est une condition sine qua none pour redresser ce secteur important.
L’étendue du bassin d’emploi en nombre et en qualité est un critère de sélection de forte importance pour les entreprises.
Le capital de toute industrie à forte technicité et à forte valeur ajoutée est sans aucune mesure son capital intellectuel et humain. Ceci pousse les entreprises que nous visons à vérifier, avant de s’installer dans un pays, la disponibilité, non seulement des ingénieurs, des techniciens et des ouvriers en qualité et en nombre mais également à s’assurer de la capacité du système de formation et d’éducation à fournir ces talents.
Une évaluation sociale du bassin est généralement menée. Elle vise à s’assurer de la capacité des ressources disponibles à s’adapter et à épouser la culture de l’entreprise et ses standards de fonctionnement et de gouvernance.
Pour la Tunisie, qui dispose d’un capital humain reconnu, le développement de notre attraction sur ce point particulier réside dans le renforcement des liens entre le système de formation et les entreprises ainsi qu’entre l’entreprise et les organismes de recherche et de développement. Une formation professionnelle de qualité pourra sans aucun doute apporter le complément de formation pour les diplômés chômeurs, nécessaire pour augmenter leur employabilité immédiate.
De toute évidence le développement et l’incitation à la mobilité professionnelle constituent pour le tunisien une évolution importante à opérer rapidement.
La capacité de l’entreprise à s’approvisionner en local constitue une composante importante du business model des entreprises à forte valeur ajoutée.
Comme expliqué plus haut, une des composantes du business model des entreprises qui nous intéressent est justement le juste à temps et le raccourcissement de la supply chain. De ce fait le potentiel de développement des fournisseurs locaux constitue un réel atout. Ces entreprises procèdent généralement à une évaluation sérieuse de ce potentiel et scrute les fournisseurs disponibles, présents et à venir, pour vérifier la qualité de leur produits et services, leur organisation et leur capacité industrielle et techniques.
Il est à noter que dans plusieurs situations (automobile par exemple), des industriels de grande importance, obligent leurs fournisseurs de premier rang à venir s’installer à proximité pour optimiser la chaîne industrielle. Ce qui est sans aucun doute un autre effet bénéfique de l’attraction des Ide que nous recherchons.
Le développent de notre réseau de Pme pouvant servir de fournisseurs à ses Ide passe par l’amélioration de leur qualité, la mise en place des standards de production et d’application des normes internationales de certification et d’homologation.
Les critères économiques liés aux coûts d’installation et de production sont certes importants pour ces industries, mais ils sont loin d’être parmi les premiers considérés.
Toute entreprise a besoin de réduire ses coûts et générer des bénéfices pour assurer son développement propre ainsi que pour concrétiser le retour sur investissement de ses actionnaires. Il est donc logique que le choix intègre une analyse sur les coûts complets, les taxes et les incitations d’aides diverses qu’elle peut en bénéficier.
Tunisia Investment Forum 2012.
La Tunisie a déjà mis en place des incitations importantes pour attirer les Ide et qui semblent fonctionner. Cependant, j’invite les gouvernants à être plus incitatifs pour attirer les entreprises leader que nous visons, quitte à mettre en place des incitations spécifiques et à dérouler une approche volontariste et agressive de haut niveau. L’exemple marocain pour convaincre un constructeur automobile d’installer une importante usine de montage destinée essentiellement à l’exportation est un exemple à méditer.
Le fait d’attirer une entreprise locomotive dans son domaine se traduira obligatoirement par l’attraction de leurs fournisseurs et inscrira ainsi la Tunisie dans un vertueux cercle du développement durable.
C’est en répondant à ces critères par des projets et des mesures effectives et en le faisant savoir dans le milieu des affaires que la Tunisie pourra, grâce à une stratégie de différentiation et de rupture se positionner comme une place de choix pour les industries que nous souhaitons attirer.
Conclusion
J’exprime mes vœux pour que cette approche trouve un écho auprès du gouvernement provisoire et auprès de toutes les forces politiques d’alternance possible.
* Ingénieur de l’Ecole des Ponts & Chaussées, ancien vice-président de Gemini Consulting en charge de la Stratégie industrielle, actuellement directeur des systèmes de production et de la Supply Chain d’un groupe industriel mondial.
Note :
1 - Cet article présente le contenu d’une intervention de l’auteur dans le cadre du Tunisia Investment Forum (14-15 juin 2012 à Tunis).
Lire aussi :
Vers une stratégie de rupture pour attirer les investissements étrangers en Tunisie (1-2)