D’un point de vue économique, la révolution tunisienne est un échec patent. Les Tunisiens ont prouvé leur incapacité de s’autogérer, à définir les priorités et à rassurer. La dictature était économiquement bien plus rassurante.
Par Mohamed Ben M’barek*
Le plus difficile pour un analyste économique tunisien est de raisonner sur son pays en faisant abstraction de ses sentiments et de sa citoyenneté.
Depuis le début de la révolution, durant le gouvernement Mohamed Ghannouchi, j’ai affirmé que la situation économique de la Tunisie ne pouvait que se dégrader.
Le raisonnement était d’une simplicité extrême. En l’absence d’une vision à moyen et long terme, tous les acteurs économiques devraient, logiquement, se mettre en position de stand by. L’investissement étant bridé, la destruction naturelle des emplois était seule à agir.
Seul un gouvernement «normal» peut relancer l’économie
Il n’y a qu’un seul moyen de redresser la barre économiquement. Les Tunisiens doivent se débrouiller pour élire un gouvernement qui inspire confiance aux acteurs économiques, qu’ils soient Tunisiens ou étrangers. «Une présidence normale» pour reprendre le thème de campagne des socialistes français. C’est aussi simple que cela.
D’un point de vue économique, il aurait mieux valu élire un président conformément à la constitution immédiatement après la révolution et sortir de cette phase transitoire qui ne fait que trop durer et qui privilégie la démagogie électoraliste à toute réforme digne de ce nom.
La dégradation de la notation de la Tunisien a été perçue comme une agression des agences de notation. Elle est en réalité rationnelle et les faits n’ont fait qu’en confirmer la pertinence.
L’émergence, après la révolution, de Don Quichotte promettant à-tout-va était quasiment inévitable. Dans le subconscient collectif, le départ du dictateur et de sa mafia devait obligatoirement améliorer la situation économique. Malheureusement, malgré tous ses vices, le dictateur était plus performant qu’un groupe de snipers économiquement non identifiés cherchant à briller par leur bonne volonté en espérant repartir pour un tour.
Le concept de révolution du peuple est un concept relativement d’extrême gauche et il est naturel d’y voir un retour de l’Etat providence et la fleuraison d’un ensemble de promesses concernant le plein emploi et l’amélioration, en même temps, de tous les aspects sociaux, par le simple effort d’un gouvernement de grands chevaliers chevauchant un Etat aux institutions délabrées.
Les causes d’une détérioration annoncée
L’inculture économique des Tunisiens leur a fait oublier que l’Etat est avant tout une caisse commune pour la gestion des affaires communes et les investissements communs.
Progressivement, les Tunisiens sont en train de sortir du rêve révolutionnaire et de découvrir la réalité. Mais la situation économique du pays devrait encore s’aggraver pour plusieurs raisons…
1- Les mains tendues vers l’Etat providence sont encore trop nombreuses. De nouveaux courtisans politiques affamés apparaissent et la colonne ‘‘dépenses’’ de l’Etat ne peut que croitre pendant que la colonne ‘‘recettes’’ ne fait que décroître.
L’Etat Tunisien, déjà obèse, essaye de calmer les esprits en adoptant plus de fonctionnaires et plus de responsabilités. La seule porte de sortie est l’inflation qui a le «mérite» d’effacer ce qui a été octroyé. La nomination d’un gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (Bct), fragile, contesté et sous dépendance politique de ceux qui l’ont nommés dans la douleur, a éliminé le seul garde fou disponible.
2- L’incompétence du gouvernement actuel composé d’anciens activistes sans formation économique et sans savoir-faire dans la gestion d’un pays.
3- La proximité d’échéances électorales qui met le politique en avant plan de l’économique en termes de priorités pour le gouvernement.
4- L’incertitude quant au vainqueur éventuel et à son aptitude à gérer le pays.
Pour ces raisons, la tendance est indiscutablement encore à la régression économique, au moins jusqu’aux élections.
Maintenir l’illusion jusqu’à l’arrivée de l’huissier
Comme pour les ménages, vivre au-dessus de ses moyens permet de maintenir l’illusion jusqu’à l’arrivée de l’huissier. Plusieurs indices laissent penser que la situation est pire que ce qui est apparent et les Tunisiens auront à payer la lourde facture de leur désir de mettre le projet constitutionnel et le qui suis-je identitaire en avant plan à une vision raisonnable et partagée du progrès économique et social.
Actuellement, le paysage politique est segmenté autour de l’axe aberrant du religieux. L’axe des choix économiques et des choix d’avenir est absent des débats. La Tunisie est devenue économiquement myope et son horizon est, à chaque fois, repoussée à l’échéance électorale suivante.
Un axe de segmentation politique plus naturel aurait été le classique débat gauche-droite. La dynamique révolutionnaire a poussé le mouvement ultra libéral d’Ennahdha et le mouvement libéral de l’«opposition» à chasser sur les territoires de la gauche et d’empêcher l’éclosion d’un discours sincère de gauche.
A court terme, aucun parti de gauche ne semble suffisamment puissant pour jouer un rôle politique significatif et important. De ce faite, au vu de l’axe pivot du débat politique, les futures élections peuvent difficilement être plus qu’un duel entre Ennahdha et le groupe anti-Ennahdha piloté par Nida Tounes.
A moyen terme, le problème de succession et de la gouvernance future du pays va se poser en raison de l’âge avancé des deux chefs respectifs, Rached Ghannouchi et Beji Caïd Essebsi.
Tapis royal a été déroulé à Mustapha Kamel Nabli
Nida Tounes dispose en son sein, de plusieurs figures pouvant représenter le changement et la compétence nécessaire pour aborder l’avenir. Le problème de la succession semble même être quasiment réglé. Un tapis royal a été déroulé à Mustapha Kamel Nabli, ex-gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (Bct) démis de ses fonctions par la «troïka», la coalition au pouvoir dominée par le parti islamiste Ennahdha, qui jouit désormais d’une grande popularité dans le camp de Nida Tounes. M. Nabli, par son curriculum vitae, représente tout ce qu’un investisseur souhaiterait voir dans un président de la république. Sa seule photo, placardée sur les murs des mairies, suffirait à restaurer la confiance économique et à relancer l’économie.
Quelle que soit la politique qui serait adoptée par M. Nabli ou son clone, la croissance économique à moyen terme devrait facilement dépasser ceux de l’époque Ben Ali. Le reste dépendra de la compétence réelle de M. Nabli ou de son clone.
Pour Ennahdha, la situation semble plus difficile. Aucun «jeune chef» économiquement rassurant ne se présente à l’horizon. De plus, cet homme providentiel à trouver devra convaincre de sa capacité à manœuvre en présence d’un gouvernement de l’ombre représenté par le président charismatique du parti Ennahdha et de son Majlis Choura.
Les Tunisiens commencent à comprendre que la bonne volonté, si elle existe, ne suffit plus à gérer le pays. Dès lors, organiser la succession de M. Ghannouchi est une question de survie pour Ennahdha. Au vu de ce que sont les «cadres» actuels du parti, même en cas d’échec électoral, l’incompétence économique de la direction d’Ennahdha agira comme une épée de Damoclès sur l’économie tunisienne et aura le même effet castrateur sur les perspectives à moyen et long termes. Pour relancer l’économie, Ennahdha n’a pas encore compris qu’il faut rassurer au-delà de ses propres électeurs.
Le renversement des priorités au lendemain de la révolution et l’instauration de la phase constitutionnelle dilatoire semble avoir été un piège mortel politiquement pour un parti qui n’était pas prêt pour diriger. Cependant, bien qu’il n’y ait aucun argument qui puisse appuyer l’hypothèse machiavélique, il y a lieu de remarquer que la pratique du «fourguage de dossiers pourris» est une manœuvre classique de déstabilisation dans le monde de l’entreprise. Le dossier en question était parfait pour créer une animosité entre les militants nahdhaouis et le reste de la population.
Il est d’ailleurs bon de rappeler qu’aucune constitution n’est définitive, surtout en cas de renversement de majorité.
Le paysage politique est segmenté autour de l’axe aberrant du religieux.
Maintenir l’illusion économique jusqu’aux futures élections
Dans toute entreprise, tout dirigeant dispose d’un certain nombre de cartouches à tirer pour différer le constat d’échec et espérer être reconduit pendant le prochain conseil d’administration, sous les applaudissements et les confettis.
De façon similaire, la «troïka» au pouvoir dispose d’un certain nombre de cartouches classiques à tirer pour maintenir l’illusion économique jusqu’aux futures élections. L’endettement, la vente du patrimoine et le délai octroyé par le recours à la planche à billets avant l’enlisement dans l’inflation peuvent même permettre le financement des cadeaux pré-électoraux. L’absence de tout contrepouvoir et de toute institution libre capable de tirer la sonnette d’alarme est un pousse-au-crime économique.
D’un point de vue économique, la révolution tunisienne est un échec patent. Les Tunisiens ont prouvé leur incapacité de s’autogérer, à définir les priorités et à rassurer. L’élite présumée d’un peuple présumé mature a été particulièrement silencieuse et stérile. La sympathie mondiale engendrée par la révolution tunisienne a été entièrement gaspillée. La Tunisie de la dictature était économiquement bien plus rassurante.
D’un point de vue éducatif, sans entrer dans les détails du pourquoi et du comment, il est évident que le pouvoir est actuellement représentatif de la frange la plus inculte, la moins éduquée et la plus incompétente du peuple Tunisien.
Le conflit entre la direction du pays et les cadres du pays est à son apogée. Il s’agit d’une constatation objective et statistiquement indiscutable de tout citoyen qui n’a aucune prétention populiste.
Les valeurs sont au centre de l’économie et de la gestion. Parmi les valeurs classiques dans une entreprise, nous trouvons les valeurs travail, compétence, innovation, formation, perfectionnement, mérite, innovation, dévouement et fidélité, entraide entre employés, écoute, respect des salariés, respect des partenaires, etc.
Les valeurs mises en avant pour la gestion du pays actuellement sont liées à la morale et non à la compétence. Il s’agit d’une dérive gravissime en termes de gouvernance nationale.
De plus, il est très rare que la morale puisse résister aux apparats de la république et, logiquement, l’Etat tunisien fait actuellement l’objet d’une razzia de la part de ses dirigeants et de ses fonctionnaires, toutes orientations politiques confondues. C’est l’occasion qui fait le larron et le no mans land institutionnel est un terreau pour toutes les dérives imaginables.
Peu importe les croyances du gouvernement, peu importe le contenu de la future constitution, peu importe même qu’il y ait démocratie ou pas, seule compte, pour l’économie, la crédibilité économique du gouvernement, sa capacité à pérenniser les investissements et, accessoirement, sa compétence réelle.
D’ici là, l’incapacité des Tunisiens à penser aux défis du futur et leur obstination à résoudre les vieux conflits plongeront l’économie dans la prudence, l’excès d’épargne, le chacun pour soi et la perte de confiance dans la monnaie.
L’inflation à court terme semble être un effet quasi-mécanique.
A moyen terme, l’avenir est encore incertain. Les optimistes diront que nous sommes au creux de la vague et les pessimistes constateront que la pente est encore à la régression. L’économiste dira que nous sommes encore dans la phase de turbulence de la démagogie politique, de l’économie incantatoire, que rien de ce que peut faire un gouvernement provisoire n’est crédible et que, d’un point de vue stratégique, les priorités sont encore renversées.
* Economiste et conseiller en management.