Critiquer les choix du gouvernement, contrôler son action et proposer des alternatives est un comportement sain et formateur pour tout le monde, et d’abord pour les citoyens.
Par Mahdi Zargayouna (Le Journal des Cahiers de la Liberté)
En Tunisie, certains renient aux partis minoritaires le droit de s’opposer au gouvernement parce qu’ils ne représenteraient pas le choix du peuple. Selon eux, la coalition majoritaire devrait gouverner sans «bâtons dans les roues». Qu’en est-il de cette assertion? Les perdants doivent-ils, par souci démocratique, s’abstenir de s’opposer aux choix du gouvernement?
Ahmed Ibrahim
Démocratie et allégeance au pouvoir en place
Parti d’une provocation d’un journaliste à une tête de liste indépendante, le sobriquet «zéro virgule» est devenu l’insulte favorite des défenseurs de la «troïka» (la coalition tripartite au pouvoir) en général, et d’Ennahdha en particulier. Elle est reprise dans les manifestations, dans les journaux et sur les réseaux sociaux, et lancée à toute opposition au pouvoir désormais en place.
Derrière cette appellation se cache une conception particulière du jeu démocratique, propre aux sociétés restées longtemps sous dictature. Elle résulte en partie de la longue prostration et du devoir d’allégeance au pouvoir en place. Elle est également la conséquence de la longue peur de l’opposition et de ses conséquences depuis plus d’un demi-siècle de dictature.
Selon cette conception, celui qui gouverne, en s’autoproclamant ou en récoltant une majorité des voix lors des élections, dispose sans retenue des moyens de l’Etat et de l’appareil législatif pour faire adopter et exécuter toutes les mesures qu’il désire. Si le pouvoir en place le décide, c’est que c’est le peuple qui le décide.
Ahmed Nejib Chebbi
Or, dans une démocratie représentative comme la nôtre, il peut arriver que les mesures prises par le pouvoir, considérées individuellement, ne recueillent pas l’assentiment populaire. Cela s’est vu à plusieurs occasions dans plusieurs vieilles démocraties, et notamment en France lors du référendum sur la Constitution européenne, où 90% du parlement français militait pour le «oui», et où 56% des électeurs français ont voté pour le «non». Pourtant ceux-ci ont élu ceux-là. Plus près de nous, on est en droit de se demander si le renvoi de l’ambassadeur syrien par exemple aurait recueilli une majorité des suffrages. Et si tous les Tunisiens sont d’avis que le pouvoir algérien aurait dû laisser les islamistes gouverner en 1992. Ou encore si la majorité du peuple tunisien aurait consenti à laisser la faculté de la Manouba occupée pendant plus d’un mois. On peut ainsi égrener les positions successives de la «troïka» en se demandant légitimement ce que le peuple duquel le pouvoir se réclame en pense.
Chokri Belaïd
Les citoyens doivent garder une posture critique
En réalité, pour être totalement fidèle aux principes démocratiques, il faudrait faire voter toute loi, toute position et toute mesure gouvernementale. La difficulté technique de faire passer toutes les mesures par voie référendaire, ou par des «votations» selon le modèle helvétique, ne doit pas conduire à ce que toutes les décisions soient prises dans les bureaux des partis majoritaires et passer directement par un vote à l’assemblée. Car on ne sait pas ce que le peuple en pense en réalité, quand bien même il a voté pour ses représentants.
Les questions doivent être débattues, le peuple doit être informé avec des débats contradictoires, être convaincu et sondé pour savoir si les mesures prises sont bien «légitimes». Or, qui est-ce qui peut laisser le confort douillet de l’approbation et l’acquiescement systématiques au pouvoir en place pour se démener à critiquer l’action du gouvernement, sinon l’opposition? Sinon les «zéro virgule»?
Loin d’être un obstacle à l’action et à l’avancement, cette opposition au pouvoir, même si elle recueille moins de 1% des voix (ce qui est loin d’être le cas!), est une chance pour la jeune démocratie tunisienne. Critiquer les choix du gouvernement, contrôler son action et proposer des alternatives est un comportement sain et formateur pour tout le monde, et d’abord pour les citoyens. Car quoiqu’on en dise, absolument tout pouvoir risque de s’installer dans l’arbitraire. Ne pas disposer d’entité externe qui analyse, critique et attaque ses positions peut conduire à des catastrophes. En contrôlant la majorité en place, l’opposition défend, sauvegarde et étend ses droits et ceux de tout le peuple.
Hamma Hammami
En contrepartie, les électeurs tunisiens se doivent de garder leur indépendance vis-à- vis des partis pour lesquels ils ont voté, qu’ils aient «gagné» ou «perdu». Les hommes et les partis ne doivent pas être dépositaires des voix qu’ils ont obtenues lors des élections. Les citoyens doivent garder une posture critique par rapport à leurs élus et être prêts à changer de choix lors des prochains suffrages.
C’est ainsi que le système démocratique peut se rapprocher de sa finalité, celle d’une gouvernance la plus rationnelle et la plus conforme aux intérêts et aux choix des citoyens.
Source: Le Journal des Cahiers de la Liberté (mars-avril/2012)
*-Les titres et intertitres sont de la rédaction.